Camille Saint-Saëns fut un compositeur prolifique et célébré de son vivant. Encore aujourd’hui, le Carnaval des animaux, le Rouet d’Omphale, la Danse macabre ou encore sa Symphonie n°3 avec orgue (pour ne citer que quelques « tubes ») sont régulièrement enregistrés et figurent tout aussi régulièrement au programme des concerts. De ses douze opéras, la postérité a essentiellement retenu son Samson et Dalila, cheval de bataille des ténors dramatiques et des mezzos opulentes. De temps à autres ressurgissent quelques raretés : Le Timbre d’argent à Favart, Etienne Marcel à Montpellier ou encore Henry VIII à Compiègne ou Barcelone. Mais il est vrai que, de son vivant, Saint-Saëns eut du mal à faire jouer ses ouvrages. On peut donc se féliciter que le Palazzetto Bru Zane publie cet enregistrement des rarissimes Barbares, captés sur le vif lors d’un concert à Saint-Etienne dont a rendu compte notre confrère Laurent Bury.
Dixième opéra de Saint-Saëns, l’œuvre fut conçue à l’origine pour être montée au Théâtre antique d’Orange. Restauré durant la première partie du XIXe siècle, l’amphithéâtre romain accueille en effet des spectacles lyriques ou dramatiques à partir de 1869 (le terme de « chorégies » apparaîtra en 1899). L’ouvrage est un drame historique (genre qu’affectionne Saint-Saëns), au livret plus proche du théâtre classique que romantique. L’action se déroule un siècle avant Jésus-Christ. Les Barbares, venus de la Baltique, assiègent Orange. A l’intérieur des murs, Floria, prêtresse de Vesta, célèbre le feu sacré (ces événements sont racontés dans un long, très long, prologue par un récitant). A l’extérieur, le chef Euryale est tué dans le combat. Son corps est ramené à sa veuve Livie. Vainqueurs, les Barbares pénètrent dans la ville, menés par leur chef Marcomir, mais le pillage s’arrête à la vue du feu sacré qu’ils vénèrent également (et aussi quand Marcomir découvre la beauté de Floria). Après quelques hésitations, la prêtresse cède aux avances du jeune guerrier en contrepartie de la promesse que ses concitoyens seront épargnés (et aussi parce qu’elle ne le trouve pas si mal que ça). Les funérailles d’Euryale peuvent avoir lieu mais Livie a des doutes sur l’identité de l’assassin de son époux. Elle éprouve Marcomir en l’accusant d’avoir frappé Euryale d’un coup de poignard dans le dos : « Tu mens ! C’était au cœur », répond-il. « Au coeur, donc ! » riposte Livie en le frappant de la même arme.
Au-delà d’une anecdote qui prend quelques libertés avec les faits historiques (l’invasion a bien eu lieu mais 140 ans avant la fondation de la ville d’Orange), le sujet évoque très clairement pour le public la situation politique de l’époque : à la suite de la défaite de 1870, la France a été amputée d’une large partie de son territoire suite à l’invasion de « barbares ». Les « Fêtes romaines » d’Orange se veulent une réponse au festival de Bayreuth, supposé célébrer le génie allemand : héritière de la civilisation romaine, la Provence représenterait le seul modèle culturel capable de s’opposer à l’hégémonisme allemand (le livret n’évoque les Gaulois que pour signaler leur fuite !). Néanmoins, en mars 1901, le projet est abandonné par la Commission d’Orange qui recule devant les frais (déjà …). Le livret est remanié pour une création à l’Opéra de Paris. Une lutte s’installe entre les auteurs et Saint-Saëns qui tient à conserver un ouvrage court et épuré : un impératif lié initialement à la nécessité pour les spectateurs et les artistes des chorégies de prendre le train pour retourner dormir à Avignon en raison de la faiblesse des capacités hôtelières d’Orange (déjà …). L’opéra est bien reçu … du moins officiellement car il tombe rapidement dans l’oubli ! Il faut dire que la structure à de quoi désarçonner le public : entre le long prologue et les ballets, plus d’un tiers de la partition est purement instrumental. Assez justement, certains critiques de la création considérèrent qu’il s’agit davantage d’une suite que d’un véritable opéra. Si la musique est belle et fluide, elle recèle peu de thèmes marquants, à part le duo du deuxième acte et l’intégralité du dernier acte, plus lyriques (ces thèmes musicaux évoquent d’ailleurs d’autres compositeurs, au nombre desquels … Wagner !). Cherchant une voie entre le wagnérisme, le symbolisme, le naturalisme et le romantisme (finissant), Saint-Saëns revient finalement au classicisme, quelque part entre Gluck et Berlioz…
De ce qui précède, on peut conclure que la forme concertante adoptée à Saint-Etienne était sans doute la mieux adaptée pour recréer cette ouvrage. La distribution, qui fait la part belle aux chanteurs francophones, est globalement remarquable et plutôt pertinente : l’ouvrage datant du début du XXe siècle, il est possible (ne serait-ce que grâce à Youtube !) d’entendre les voix des créateurs, enregistrées sur cylindres ou 90 tours Pathé. Catherine Hunold est véritablement la voix du rôle qu’elle semble chanter sans efforts aucun (Jeanne Hatto, la créatrice, chantait elle aussi Wagner). Le timbre est agréable, le style impeccable. Seul regret, une articulation pas toujours très distincte, un reproche qu’on peut généraliser à l’ensemble de la distribution. Néanmoins, avec de telles qualités, difficile de comprendre pourquoi cette jeune artiste ne fait pas carrière dans les grandes maisons d’opéra. Julia Gertseva fait partie de ces voix russes qui semblent avoir été créée pour chanter la Marina de Boris Godounov, certes moins contralto que la créatrice du rôle, la bruxelloise Meyrianne Héglon : un matériau somptueux qu’on a hâte de réentendre elle aussi. Créé par Albert Vaguet, célèbre ténor lyrique du début du siècle et star du disque, ou plutôt du cylindre, le rôle de Marcomir est très justement confié au ténor letton Edgaras Montvidas, très musical, avec les moyens d’un Alfredo ou d’un Lenski mais un timbre héroïque assez bienvenu. Dans le rôle du récitant, Jean Teutgen fait valoir une certaine noblesse mais une émission un peu vieillotte. Philippe Rouillon dans le rôle d’un général barbare fait preuve de cette autorité qui lui est coutumière (qu’il s’agisse du rôle titre de Henry VIII comme de son Saint-Bris des Huguenots plus récent), dernier héritier d’une certaine école de chant français, à la prononciation impeccable et parfait de style et de phrasé. On passera sur le veilleur de Shawn Mathey qui est tout l’inverse.
A la tête d’excellents chœurs et d’un orchestre précis, Laurent Campellone est le maître d’œuvre de cette résurrection, réussissant par son engagement à nous convaincre de la justesse de ce projet : il sait faire ressortir les talents de symphonistes de Saint-Saëns, sans oublier que celui-ci composait d’abord pour les voix. Suspendu depuis de son poste de directeur musical de l’orchestre symphonique Saint-Etienne Loire, puis démissionnaire, Laurent Campellone aura au moins la consolation de finir en beauté un mandat de 11 ans à la tête de sa formation.
Pour finir, précisons que’il s’agit d’un CD-livre, proposant un contenu rédactionnel exceptionnel et passionnant.