Il fut un temps où l’on ne parlait pas encore de disques, et pour cause : les enregistrements n’étaient pas gravés dans des galettes plates, mais dans des rondins ou cylindres, qu’on appelait même chez nous « record Edison », en prononçant le mot non pas à l’anglaise, mais à la française, comme s’il s’agissait d’un record à battre. Enregistrés vers 1905, les cylindres de la « série 17000 » avaient déjà fait l’objet d’un double album publié par Malibran en puisant dans la collection de Daniel Marty, lesdits cylindres étant lus par l’Archéophone conçu par Henri Chamoux. Après avoir rassemblé des airs d’opéra surtout français (Halévy, Meyerbeer, Gounod), des mélodies et quelques morceaux dus à des maîtres plus anciens (Grétry, Mozart), le label propose aujourd’hui un troisième volume, centré sur l’opérette et l’opéra-comique. Dans ce répertoire « léger », la pesanteur des accompagnements est paradoxalement plus supportable : les airs guillerets s’accommodent mieux des cuivres d’orphéon municipal auxquels les responsables croyaient alors bon d’avoir recours pour soutenir les voix.
C’est évidemment l’occasion d’entendre quantité d’œuvres bien oubliées : qui connaît encore le compositeur flamand François-Auguste Gevaert (1828-1908), auteur d’un opéra-comique d’après le Quentin Durward de Walter Scott, créé à Paris en 1858 ? En dehors de La Mascotte, sait-on qu’Audran composa aussi La Cigale et la fourmi (1886) ? On trouvera ici deux pages tirées du Domino noir d’Auber, œuvre exquise à laquelle Pierre Jourdan avait tenté de redonner sa chance à Compiègne, et qui aurait toute sa place Salle Favart.
Par rapport aux deux premiers disques, ce volume 3 présente aussi des différences notables quant aux interprètes. Pour le « grand opéra », on pouvait entendre quelques artistes dont le nom n’a pas complètement disparu des mémoires : Blanche Deschamps-Jéhin, créatrice d’Hérodiade et de Sigurd, chantait « Mon cœur s’ouvre à ta voix », le Néerlandais Henri Albers, créateur du rôle-titre dans Le Roi Arthus, chantait « Voici des roses », et une plage proposait le ténor Muratore avec sa première épouse dans Faust. Il s’agissait malgré tout des exceptions confirmant la règle selon laquelle tous les chanteurs enregistrés par Edison avaient sombré dans l’oubli le plus complet. Reviennent ainsi le ténor Gluck, très présent dans les volumes 1 et 2, qui s’amuse ici à chanter un air du Voyage en Chine de Bazin. Gertrude Sylva réapparaît pour interpréter « L’éclat de rire » de la Manon d’Auber, et la mezzo Suzanne Boyer de Lafory resurgit en Taven après avoir susurré « Ich grolle nicht » de Schumann dans sa version française, « J’ai pardonné ».
Pourtant, ce nouveau disque est nettement dominé par la redoutable Cécile Merguillier (1861-1938), présente dans un tiers des morceaux. Il suffit de l’entendre annoncer l’air qu’elle va interpréter – comme le faisaient alors tous les artistes – pour deviner un personnage au tempérament affirmé. Lorsqu’elle enregistra ces cylindres, en 1905, elle était déjà retirée des scènes, après avoir fait ses débuts à l’Opéra-Comique à 20 ans, en Coraline dans Le Toréador, dont elle grava justement les variations sur « Ah ! vous dirais-je, Maman ». C’est évidemment dans la version pour soprano colorature qu’elle chante l’air de Rosine, avec des aigus qui saturent systématiquement. On sait que chaque plage ne pouvait alors dépasser deux minutes et demie, mais on s’interroge quand même sur les vocalises extrêmement personnelles dont elle gratifie « Ombre légère ». Quant à la justesse de certaines notes, on sait que les techniques d’enregistrement étaient encore un peu aléatoires…