En 2011, Anna Prohaska enregistrait son premier récital sous le titre Sirène, qui réunissait des ondines de toutes les eaux européennes. En comparaison, le disque de l’ensemble Pygmalion réduit l’espace géographique mais démultiplie les voix : seul le Rhin est retenu comme source d’inspiration, pour seulement quatre compositeurs, tous germanophones, et ce n’est plus une femme mais vingt-quatre qui font entendre leur chant, soutenues non par un piano mais par une formation de chambre à géométrie variable, incluant une harpe, quatre cors et deux contrebasses. Il faut malgré beaucoup de souplesse intellectuelle pour comprendre en quoi se rattache à la thématique des sirènes le psaume « Le Seigneur est mon berger », dont le livret d’accompagnement nous vante la « liquidité » procurée par la harpe. Certes, mais à ce compte-là n’importe quelle pièce pour voix de femmes pouvait s’inscrire dans ce programme. De manière générale, Wagner mis à part, c’est au chausse-pied qu’il a vraiment fallu faire entrer les compositeurs dans ce disque, puisque la plupart de œuvres interprétées n’ont aucun lien évident avec la sirénitude, ni même avec le Rhin. Certaines ne mentionnent même pas la moindre goutte d’eau, mais l’on admet qu’elles se rattachent au « romantisme germanique ».
En fait, il semble bien que les pages wagnériennes, très explicitement rhénanes, elles, aient dicté leur loi : les effectifs réunis sont précisément ceux qu’exige le très étrange arrangement par Wagner lui-même du prélude de L’Or du Rhin. Vincent Manac’h, le transcripteur attitré de Raphaël Pichon, déjà rencontré pour le disque Mozart de Sabine Devieilhe, s’est ainsi attaqué avec succès à l’épisode des Rheinmädchen dans Le Crépuscule des dieux. En revanche, la transcription de la marche funèbre de Siegfried pour quatre cors, due à James Wilcox, aplatit considérablement la musique, dont tous les plans semblent télescopés.
Qu’importe alors le thème, il faut se laisser ensorceler par ces voix de femmes très pures, qui chantent parfois a cappella, parfois sans paroles, comme autant d’instruments de musique et de séduction. Pour elles aussi, il ne serait que trop aisé de multiplier les métaphores évoquant la liquidité et la limpidité, la ductilité de leurs organes réunis. Certains enchaînements, pour être inattendus, n’en paraissent pas moins naturels, comme celui qui mène de Flosshilde, Woglinde et Wellgunde aux Vier Gesänge de Brahms. L’eau est parfois un peu froide, néanmoins, et l’on n’aurait rien contre quelques degrés de plus : quel enfant se laissera endormir par une Berceuse op. 78 de Schumann aussi dépourvue de chaleur humaine ? Malgré toute la tendresse de son chant, même Bernarda Fink, convoquée pour Ständchen, ne parvient entièrement à briser la glace.