2 décembre 1786. Encore tout auréolé du succès de ses Danaïdes, Antonio Salieri donne à Versailles une nouvelle tragédie lyrique adaptée de Pierre Corneille : Les Horaces. C’est un échec retentissant ; les modifications apportées par le compositeur n’y font rien, et l’œuvre est rapidement retirée de l’affiche.
Pourtant, en exhumant cet opéra de l’oubli où il était tombé, Christophe Rousset met au jour un véritable joyau de la tragédie lyrique. Si le public d’alors avait décrié l’absence de divertissements et de ballets, et le peu de déploiements mélodiques offerts par la partition, l’auditeur aujourd’hui ne peut qu’admirer le travail d’orfèvre réalisé par Salieri : l’action resserrée et sans temps mort, la souplesse des transitions entre récitatifs et airs, la totale soumission de la musique aux exigences du texte et de l’affect, les chœurs et ensembles splendides, la richesse de l’orchestration… Le compositeur s’affirme en digne successeur de Gluck, et ce qui était audace en 1786 est pour nous réussite.
Il convient malgré tout de reconnaître l’extrême austérité du livret. L’action de la pièce de Corneille, simplifiée – les personnages de Sabine et Julie disparaissant, et le fratricide final étant évité –, concentre l’action autour d’un pur dilemme cornélien entre l’amour et le devoir : Rome et Albe s’affrontent dans un combat opposant les frères Horace et les frères Curiace. Et Camille, sœur des premiers et fiancée à l’un des autres, ne sait qu’espérer ni qui pleurer.
Pareille réflexion sur l’honneur et le devoir n’est pas une intrigue idéale pour un opéra, il faut en convenir. On pourrait même s’ennuyer, n’étaient l’élégance du texte et de la ligne, et la retenue des passions laissant place, soudain, à leur déferlement, incarnés par le personnage de Camille.
Salieri offre à cette dernière une belle consistance tant musicale que dramatique, que Judith van Wanroij interprète magnifiquement. La voix est sombre, vaillante, exprimant toute une palette de sentiments. La joie débordante de « Oui, mon bonheur est assuré » ou « Que je vous dois d’encens » laisse bientôt place à la douleur et à la rage. L’expressivité de la soprano, servie par une belle musicalité, révèle le sort tragique d’un personnage dont les passions sont incomprises et méprisées.
Ses duos avec le Curiace de Cyrille Dubois sont sans conteste les pages les plus touchantes de la partition. Le ténor possède une diction irréprochable (comme l’ensemble de la distribution) et légèrement ampoulée qui donne une grande élégance à son chant. Il fait preuve dans son air « Victime de l’amour, victime de l’honneur » d’un art de la désinence, et pare sa voix de couleurs variées, faisant cohabiter la fragilité et l’aplomb chez son personnage. Malgré une tessiture très tendue qui le fragilise parfois (notamment dans l’ensemble « Oui mes enfants partez sur l’heure »), Cyrille Dubois parvient à maîtriser son instrument et à rendre de beaux effets dramatiques grâce à une minutie de tous les instants. Clarté, sens du drame : il était l’interprète idéal pour ressusciter ce rôle.
Le Vieil Horace de Jean-Sébastien Bou n’a certainement rien à lui envier avec son timbre superbe, rond, puissant – y compris dans l’aigu. Le caractère martial de l’écriture n’empêche pas des phrasés admirables et un texte mis en relief. Son autorité vocale ne faiblit pas d’un bout à l’autre de l’œuvre, incarnant la rigueur morale du personnage.
Bénéficiant d’un beau medium, Julien Dran est un Jeune Horace à la voix assurée et bien centrée. Son « Dieux protecteurs du Tibre » laisse apparaître toute la témérité du personnage, ainsi que les ensembles dans lesquels il parvient à s’imposer. Quant à Andrew Foster-Williams, il est un Grand Prêtre et un Grand Sacrificateur menaçant, capable de donner du mordant à sa voix, et Philippe-Nicolas Martin offre dans le rôle de Valère un récit très réussi du combat.
Mais l’expressivité est également présente chez les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles : la diction est limpide, le chant plein de nuances, jamais poussif. Les haute-contres méritent qu’on mentionne tout particulièrement leur interprétation, irréprochable.
Christophe Rousset dirige Les Talens Lyriques avec majesté. L’orchestre est d’une élégance parfaite : clarté des timbres, précision des traits, dessin du phrasé, densité du son ; tout y est exact et maîtrisé. Les ruptures d’atmosphère et de tempo sont parfaitement gérées, accompagnant les personnages dans l’expression de leurs sentiments. L’orchestre se révèle moteur du drame alors qu’il multiplie les couleurs et joue sur les timbres, étayés par de très beaux solos de hautbois, clarinette et flûte.
On peut à juste titre se demander si cette œuvre méritait de revenir à la vie, mais Les Horaces sont plus qu’un objet de curiosité : ils sont une véritable réussite dans la production de Salieri. Et on ose espérer que le public, réparant l’échec de sa création, reconnaîtra à cette tragédie lyrique des beautés et des richesses qui étaient jusqu’alors restées enfouies.