Andromeda réédite le Rigoletto de studio capté durant l’été 1960 à Florence pour la firme Ricordi. Saluons d’emblée le confort d’écoute que procure cette prise de son stéréo aérée, très correctement remasterisée, et posons les choses d’emblée : pour que ce Rigoletto fût parfait, il lui manque un chef et un rôle-titre.
Gianandrea Gavazzeni, que l’on connaît pourtant autrement plus inspiré ailleurs, sert une direction lymphatique, lourde, qui manque singulièrement de nerf et n’enthousiasme guère. Que l’on écoute pour s’en convaincre la fin du duo « Si vendetta » au III qui fait du sur place, ou bien le tempo sépulcral avec lequel il prend « La donna e mobile » et le quatuor qui suit : Dieu que cela traîne ! On en viendrait presque à regretter l’agitation de Solti dans son enregistrement de 1963, c’est dire. La lenteur n’est pas en soi un problème, dès lors qu’elle est habitée : Giulini l’a très bien montré dans cette œuvre. Ici, on en est loin… Les scènes plus dramatiques souffrent tout particulièrement de cette baguette de plomb, à l’inverse des passages plus méditatifs ou retenus. On saluera notamment les magnifiques 45 secondes du prélude du IV, que l’on redécouvre presque.
Le Rigoletto d’Ettore Bastianini est une relative déception. Entendons-nous bien : la voix est superbe, nous sommes sans aucun doute en présence d’un des plus grands barytons verdiens de sa génération (et qui tient à le faire savoir…). Le malaise vient de ce que cette voix d’airain est mise au service d’une interprétation monolithique, parfaitement dénuée d’émotion : dans Rigoletto, c’est hélas dirimant. Le rôle est d’un bout à l’autre projeté avec une voix de stentor, qu’il s’agisse des moqueries du début, de la méditation de « Pari siamo », des imprécations de « Cortiggiani » ou, bien plus grave, des duos avec Gilda. On en est navré, mais le grand artiste que fut Ettore Bastianini passe à côté du rôle. Pour prendre la juste mesure de son talent, on retournera sans hésiter à son Carlo de la Forza (les duos avec Corelli à Naples en 1958 sont à connaître impérativement de tout amateur du chant verdien) à son Renato, à son Luna, à son Germont (à la Scala avec Callas, évidemment) voire à son Amonasro, dont les profils vocaux et les tempéraments lui conviennent mieux.
La vraie filiation belcantiste est à trouver chez Renata Scotto, admirable de bout en bout, et dont la Gilda est une des plus convaincantes que l’on connaisse. On ne partage pas les jugements sévères lus ici ou là sur sa prestation dans cet enregistrement. Les mêmes pourfendeurs chantent d’ailleurs –à juste titre- les louanges du témoignage qu’elle a laissé quatre plus tard avec Kubelik pour Deutsche Gramophon, alors qu’il ne diffère pas substantiellement de celui-ci. On rend les armes devant la perfection de sa technique, irréprochable, reposant sur une maîtrise absolue du souffle directement héritée des grandes figures du belcanto. En outre, en cette année 1960, le timbre est encore frais, exempt des stridences que l’on y trouvera plus tard. Certains aigus sont certes un peu verts, mais le faire remarquer confine à la mesquinerie. L’émotion absente chez Bastianini, le cœur qui palpite, on les trouve ici, sans le moindre dérapage vériste. Un exemple parmi d’autres : au III, au « Parla siam soli » bougon et indifférent du père répond un « Ciel dami corragio » magnifique et bouleversant, avec juste ce qu’il faut de diminuendo. Une leçon.
Presqu’au même niveau, il faut situer le Duc d’Alfredo Kraus, dont c’est sauf erreur les débuts dans la discographie (on l’y retrouvera à plus de 10 reprises). La voix est jeune, le timbre est adamantin sur tout le registre : du diamant, il a l’éclat (le contre-ré, impeccable à la fin de la cabalette « Possente amor mi chiama »), mais aussi le tranchant. Cette relative froideur ne messied pas au personnage de séducteur cynique incarné par Kraus. Là encore, on est en présence d’une des incarnations les plus réussies de ce rôle qui peut vite verser dans la caricature.
Les comprimarii sont plus qu’honorables, tous parfaitement idiomatiques, avec une mention particulière pour le Sparafucile sombre et inquiétant d’Ivo Vinco et la Maddalena pulpeuse de la jeune Fiorenza Cossotto.
En conclusion, les deux vraies raisons d’acquérir cet enregistrement se nomment Renata Scotto et Alfredo Kraus. Elle et lui sont trouvables par ailleurs (elle chez Kubelik, lui prioritairement à Orange en 1980), mieux entourés et surtout mieux dirigés. Au néophyte désireux de découvrir l’œuvre, on ne conseillera donc pas en priorité l’acquisition de ce Rigoletto, en dépit des trésors qu’il renferme. Au collectionneur amoureux de chant verdien, on conseillera d’aller écouter sans retenue les leçons de Kraus et Scotto.
Julien MARION