Rarement drame lyrique aura aussi bien porté son nom. Les Martyrs, exhumés par le label britannique Opera Rara 175 ans après sa création à Paris le 10 avril 1840, vécurent une genèse mouvementée puis une histoire qui ne l’est pas moins, conduisant cet opéra – le premier en français de Donizetti – à connaître un sort comparable à celui des premiers chrétiens dont il narre les persécutions. Inspirée par la pièce de Corneille, Polyeucte – Poliuto en italien –, composée en 1838 à Naples mais interdite par la censure car jugée « sacrilège », l’œuvre est adaptée par Donizetti dès les premiers mois de son séjour à Paris. Eugène Scribe en traduit et remanie le livret afin de répondre aux conventions imposées par la première scène lyrique française. De trois, le nombre d’actes est porté à quatre. Une ouverture et un ballet, qui ne figure pas parmi la meilleure musique composée par Donizetti, viennent gonfler la partition. Diverses substitutions de numéros modifient le cours de l’ouvrage, la plus remarquable d’entre elles étant le remplacement au 3e acte de l’air de Polyeucte « Fu macchiato l’onor mio » par le redoutable « Mon seul trésor », magnifié ici par l’interprétation de Michael Spyres – nous y reviendrons.
Ainsi aménagés, Les Martyrs rencontrent à Paris un certain succès qui leur valent de totaliser vingt représentations puis de partir à l’assaut des scènes européennes. Le Poliuto initial, quant à lui, finit par être créé à Naples en novembre 1848, sept mois après la mort de Donizetti, dans une version augmentée de certains éléments des Martyrs. C’est cette version hybride qui s’impose durablement au répertoire, jusqu’à la publication en 1988 par William Ashbrook et Roger Parker de la partition italienne originelle, présentée à Glyndebourne cette saison. Quant aux Martyrs, plus ou moins oubliés pendant un siècle et demi, ils bénéficient donc sous l’impulsion d’Opera Rara d’un premier enregistrement en attendant une hypothétique résurrection scénique, soumise comme toujours avec ce répertoire à la présence d’interprètes capables d’en surmonter les difficultés.
Conçue en Italie à la mesure d’Adolphe Nourrit puis en France à celle de Gilbert Duprez, deux des plus grands ténors du 19e siècle, la partition des Martyrs échappe moins qu’une autre à la règle. Cet enregistrement vaut d’abord par la présence de Michael Spyres dont une partie de la carrière semble vouloir marcher sur les brisées d’Adolphe Nourrit, ainsi qu’en témoignait à Bad Wildbad l’été dernier deux concerts en forme d’hommage au créateur du rôle d’Arnold dans Guillaume Tell. Dans une forme superlative, le ténor américain éclaire d’un chant remarquable d’aisance et de diction une musique qui nécessite un tel éclairage pour exposer ses qualités dramatiques. Dès son premier duo avec son ami Néarque, ce Polyeucte émérite s’impose par une noblesse qu’induit le sens de la déclamation française. La voix parait assurée, plus que d’autres fois. Chaque mot, chaque syllabe sont frappés du juste accent. Les confrontations avec Pauline puis Severe mettent en valeur l’ardeur juvénile, une bravoure qui, malheureusement, a tendance à se diluer dans des ensembles grandiloquents (a-t-on jamais noté tout ce que « Gloria all’ Egitto » dans Aida doit à « Dieux infernaux, prenez votre conquête » ?). L’interprétation culmine au 3e acte avec l’air « mon seul trésor » sus cité, complété de sa cabalette « Oui, j’irai dans leurs temples » couronnée d’un contre-Mi ahurissant.
Emportée par la ferveur de « je crois en Dieu, roi du ciel et de la terre », d’une insupportable actualité si l’on pense au génocide vécu aujourd’hui par les chrétiens d’Orient, Pauline a-t-elle d’autres choix que de se convertir ? Le chant épais de Joyce El-Khoury préfère pourtant l’éclat à la prière : un « Oui, par la foi jurée » fougueux à « Qu’ici ta main glacée » sincère mais scolaire. Julie Dorus-Gras, la créatrice du rôle, chantait Eudoxie dans La Juive et Marguerite dans Les Huguenots, c’est dire ce que l’on est en droit d’attendre de Pauline en termes d’agilité et d’effets belcantistes. N’y aurait-il pas fausse donne ? Côté païens, David Kempster et Brindley Sherrat en Severe et Felix, l’ex-amant et le père de Pauline, remplissent le contrat sans faire d’étincelles dans un répertoire – on l’a dit – qui exige davantage. Comment ne pas songer à ce que pourraient proposer dans ces trois rôles Annick Massis, Ludovic Tézier et Nicolas Courjal, par exemple.
L’Orchestra of the Age of Enlightenment dirigé par Sir Mark Elder signe sa quatrième collaboration avec Opera Rara. Quoi que l’on pense de sa direction, probe mais lisse, l’exhumation de ces Martyrs, basée sur une nouvelle édition critique n’aurait pas été possible sans l’énergie qu’il met à défendre la partition. Grâce lui soit rendue.