S’intéresser à la figure de Vinteuil dans l’œuvre de Marcel Proust revient finalement à explorer les liens entre littérature et réel dans l’histoire de la musique tout au long du XXe siècle. C’est ce très beau tour d’horizon théorique et critique qu’Arthur Morisseau, docteur en littérature, propose avec brio et finesse dans ce nouvel ouvrage.
À partir du concept de « partition littéraire », l’auteur entend montrer que la littérature en tant qu’elle peut constituer le lieu d’une « ekphrasis musicale », soit la représentation d’une œuvre musicale, est autant inspirée par la musique qu’elle finit elle-même par servir de modèle formel à la musique. Thèse fascinante, qui renvoie aux grandes théories littéraires fondamentales, de la mimesis aristotélicienne à l’intertextualité de Julia Kristeva et Gérard Genette.
Pour démontrer ce point de vue, Arthur Morisseau repart d’abord de l’œuvre de Proust, pour notre plus grand plaisir, tout en la réinscrivant dans son contexte historique. Il revient sur la genèse de Vinteuil, compositeur fictif, qui porte un peu de Reynaldo Hahn en lui, mais aussi de Richard Wagner. Il n’est pas possible de faire l’économie des liens qu’entretient Proust avec les salons et la musique de son temps, contemporain de Jules Massenet. L’auteur s’attarde avec précision sur les ressorts de l’écriture musicale et remet en perspective celle-ci face à l’histoire littéraire et musicale, convoquant bien sûr Tristan und Isolde ou Lohengrin et expliquant comment le leitmotiv sert de principe littéraire à Proust. L’analyse en mode « close reading » de l’écriture proustienne de la musique est d’une précision technique redoutable et nous emporte jusqu’à Zola et Debussy.
Arthur Morisseau ne s’arrête pas là et élucide la postérité de la figure du compositeur fictif après Proust, brossant un très large panorama de George Sand à Alessandro Barrico, en passant par Thomas Mann et Ian McEwan. La densité et l’ampleur du propos permettent d’embrasser les liens entre littérature et musique tout au long du XXe siècle avec fascination.
Mais c’est surtout la troisième partie de l’ouvrage qui retiendra l’attention. L’auteur entend démontrer comment l’œuvre de Proust est génératrice de création musicale. Il s’agit d’abord de voir comment Proust a permis d’entendre des œuvres déjà existantes sous un autre jour, par son prisme, les marquant d’un sceau singulier pour toujours – ainsi de Saint-Saëns, Hahn, Chopin, Fauré … Mais il s’agit aussi de retracer comment l’œuvre de Proust a pu influencer des compositeurs : ainsi d’une « Sonate de Vinteuil » (1962) de Claude Vasori, d’ « Une petite phrase » (1984) de Hans Werner Henze, d’une « Esquisse de Vinteuil » de Claude-Henry Joubert (2005) mais aussi le Quattuor de Joseph Fennimore… Les exemples sont nombreux et vont jusqu’à l’album intitulé À la Recherche du temps perdu du rappeur Issaba (2016). Arthur Morisseau revient ainsi sur les enjeux d’une recomposition de la sonate de Vinteuil, de ses avatars qui déploient d’infinies possibilités et réactivent le concept des « mondes possibles » d’Umberto Eco.
Cet ouvrage passionnant reste, malgré l’ambition universitaire du propos, accessible et ravira tant les littéraires que les mélomanes.