La large diffusion géographique du genre lyrique italien aux XVIIe et XVIIIe siècles se mêle intimement avec l’histoire même de ce phénomène culturel et artistique, qui a donc participé de l’unité européenne bien longtemps avant que celle-ci ne soit devenue une réalité politique. Les œuvres et les productions circulent en effet déjà de théâtre en théâtre, sans que les frontières des États constituent la moindre entrave. Plusieurs ouvrages fondamentaux ont été publiés depuis une vingtaine d’années sur l’internationalisation du genre lyrique italien ; le présent volume regroupe dix-sept nouvelles études (textes des conférences données à l’université François Rabelais pour les journées « L’opéra italien en Europe à l’époque de Haendel. Transmission, circulation et réception d’un genre international », février-avril 2005). On y trouve des exemples précis de tous les types de circulation, œuvres, chanteurs, compositeurs, librettistes, sources littéraires, partitions, et même conception architecturale des salles de spectacles.
De tous les articles, c’est justement celui de Michèle Sajous D’Oria qui nous a paru le plus fascinant : en rappelant la place des salles à l’italienne en Europe, l’auteur montre leurs admirateurs et leurs détracteurs notamment en France où les encyclopédistes défendent le théâtre à la française (dont Claude Nicolas Ledoux et Victor Louis sont parmi les plus grands représentants). Car les discussions ne se bornent pas à la couleur dominante, au nombre de loges et à la hauteur de leurs séparations : les vrais enjeux concernent plus la fonction populaire des théâtres et la répartition des spectateurs selon leur classe sociale, au point que l’on voit s’infiltrer déjà de manière insidieuse, dans les aménagements intérieurs, les prémices des idées révolutionnaires. On ne saurait trop conseiller d’aller visiter en complément sur l’Internet un intéressant site consacré aux théâtres de cour (http://www.perspectiv-online.org/)
Les autres articles – en français, italien ou anglais – touchent d’autres domaines non moins intéressants : le développement du genre dit « italien », que des compositeurs défendent même s’ils ne sont pas eux-mêmes nés en Italie. Le phénomène des réécritures, adaptations et interpolations est bien analysé, de même que celui des développements de genres lyriques parallèles propres à chaque pays. Les emprunts de Métastase au théâtre français, ainsi que le développement de la zarzuela entre la dramaturgie française et l’opera buffa, constituent deux des exemples développés. Car la simple traduction des œuvres ne suffit pas, il faut aussi qu’elles s’adaptent au genre spécifique en vogue dans chaque pays.
Le système vénitien, tant dans l’organisation des saisons que dans le système de production, joue un rôle déterminant dans la diffusion du théâtre lyrique italien. Le chanteur italien, lui aussi, voyage avec les productions, contrairement au chanteur français qui passe toute sa vie à Paris… Il n’en reste pas moins que de nombreux efforts sont faits pour faire coïncider l’écriture du compositeur et les moyens vocaux du chanteur et de l’acteur ; mais interviennent également l’interpolation d’arias et les techniques d’ornementation apportées par les chanteurs et tout particulièrement les castrats : « Arme-toi de patience si un castrat ou une cantatrice décide de remplacer une bonne aria par une mauvaise, ou s’ils en entonnent, après l’un de tes récitatifs, une qui leur a valu des applaudissements à Milan, Venise, Gênes ou ailleurs. Même si cette aria est loin du sentiment qui devrait alors être exprimé, que t’importe ? Laisse-les faire, sinon ils t’assailliront et te fracasseront les tympans de leurs injures sopranistes et contraltistes ! » (Pier Jacopo Martello, Della tragedia antica e moderna, 1715). L’édition imprimée étant, contrairement à la France, encore rare en Italie, le rôle des copistes attachés à un théâtre ou à un amateur reste également prépondérant. L’édition d’anthologies d’arias favorites joue aussi un grand rôle dans la diffusion du goût italien.
Grâce à ce recueil d’articles, on comprend mieux comment fonctionnent les deux seuls systèmes lyriques véritablement structurés aux XVIIe et XVIIIe siècles, les systèmes français et italien. Le premier s’insère dans la construction d’un projet politique royal, le second construit son identité sur sa langue et sur sa culture, fondatrices de la mémoire collective du peuple italien, faute d’une véritable identité politique. Italien par sa naissance, le genre lyrique est donc rapidement devenu européen par son rayonnement. Comme l’écrivent les directeurs de la publication, « certes, une carte européenne de la diffusion de l’opéra italien aux XVIIe et XVIIIe siècles reste encore à faire » ; mais cet ouvrage, un peu trop morcelé avec des exemples un peu trop étroits et une synthèse insuffisamment développée (mais c’est un peu le risque de ce genre d’exercice) apporte déjà une large et passionnante approche de la question.
On regrettera une fois de plus de voir un ouvrage scientifique, bien illustré avec tout un appareil de notes, de bibliographie et d’index, présenté broché dos carré collé comme un vulgaire roman de gare ; une fois la lecture achevée, pour peu que l’on revienne en arrière, des feuilles commencent déjà à se désolidariser… Or pour quelques centimes de plus, un broché cousu aurait offert un confort de lecture et de conservation bien supérieur. Dommage.
Jean-Marcel Humbert
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