Leyla Gencer est une énigme. Pourquoi cette soprano d’origine turque à la voix fabuleuse a-t-elle été injustement ignorée par les maisons de disques tout au long de sa carrière ? Une cinquantaine d’enregistrements illégaux témoignent aujourd’hui de son art exceptionnel. Ils lui ont valu le surnom de « fiancée des pirates ». Pourquoi cet oubli – ce mépris ? – quand à la même époque, à notoriété égale voire moindre, la plupart de ses consœurs était régulièrement invitée à franchir les portes des studios ? A cette question, Zeynep Oral propose plusieurs réponses qu’on laissera au lecteur le soin de découvrir. Son ouvrage biographique, édité en langue turque en 1992, traduit en anglais en 2008, est enfin disponible en français grâce aux efforts conjoints de bleu nuit éditeur et de Pierre Bergé. L’homme d’affaire et mécène fut le premier à proposer à Leyla Gencer de chanter en France, en 1980 sur la scène de L’Athénée. Sa carrière avait débuté à Ankara trente ans auparavant. Depuis le début des années 60 et le retrait des scènes de Maria Callas, elle régnait sans rivale à La Scala. Pourquoi d’ailleurs l’Opéra de Paris, le Metropolitan Opera de New-York, entre autres, n’ont-ils jamais fait cas de cette soprano, riche d’un répertoire de 73 opéras et capable de chanter aussi bien Verdi – de Gilda à Lady Macbeth ! – que Bellini, Puccini et surtout Donizetti dont elle fut l’un des piliers de la renaissance ?
La personnalité de Leyla Gencer est une énigme que l’auteure s’attache à déchiffrer, en cent courts chapitres d’une prose dont la traductrice – Gertrude Durusoy – a parfois eu du mal à exprimer la poésie. Pourquoi les premiers temps portait-elle toujours des grandes lunettes de soleil noires qu’elle n’enlevait ni le jour, ni la nuit ? Pourquoi était-elle si susceptible, si ombrageuse, si jalouse, si coléreuse, si généreuse ? Les anecdotes, nombreuses, confirment ce que suggère la cinquantaine de photos en marge du texte. Le regard impérieux, le port de tête royal, le geste tranchant n’acceptaient pas de répliques. Fiorenza Cosotto, comme pas mal d’autres, le réalisa à ses dépens lorsqu’à l’issue d’une représentation de Norma à Naples, elle s’avisa de vouloir saluer la première. « S’il vous plait restez calme » suppliait le maestro Gavazzeni, l’un des chefs d’orchestre avec lequel elle aimait travailler.
Leyla Gencer est une énigme, un « sphynx étonnant », telle Manon de Massenet qu’elle chanta à San Francisco en 1958. Quel est le secret de cet art, unique, qui aujourd’hui encore subjugue ? Là encore, les réponses sont moins affirmations qu’hypothèses, au pluriel. Ni musicologue, ni musicographe, Zeynep Oral ne cherche pas à percer les mystères de ce chant exceptionnel où voix, technique et tempérament, tous trois fusionnées, portent la musique à son point d’ébullition. Le CD joint au livre, serait à cet égard plus explicite. Devenue amie de la soprano, l’écrivaine a voulu entreprendre un voyage entre « les miroirs, les souvenirs et les arias ». Son récit est portrait de femme, autant que de chanteuse. Lorsqu’il faut se livrer à l’analyse, elle préfère passer la parole aux spécialistes – André Tubeuf, Rodolfo Celletti… – voire à la soprano elle-même qui, interrogée sur ses impressions scéniques, finit par déclarer : « Sur scène je devenais une divinité ».
Leyla Gencer n’est pas une énigme, c’est une diva.