Troisième volet d’une sorte de trilogie en bande dessinée consacrée à la Seconde Guerre mondiale et ses répercussions, L’Héritage Wagner raconte les amours de la cantatrice Anja Silja et de Wieland Wagner. Les deux précédents volumes sont cependant sans liens directs avec le nouvel opus et forment des récits séparés. Les Anges d’Auschwitz étaient directement liés à la Shoah et Aimer pour deux se déroulaient durant l’Occupation. Ce troisième récit couvre une période allant des années 1930 jusqu’en 1976 et clôt ainsi un cycle, comme l’affirment en entretien le scénariste Stephen Desberg et le dessinateur Emilio Van der Zuiden, décidés à passer à autre chose après ce projet.
Le grand mérite de L’Héritage Wagner réside dans le choix de nous faire mieux connaître une très grande interprète, la soprano Anja Silja, souvent qualifiée de « Callas allemande » tant son intensité expressive et ses capacités à incarner un rôle étaient remarquables, quand bien même la voix n’ait pas été des plus belles, la ligne de chant souffrant parfois de quelques approximations pour mieux mettre en avant le vécu et la vérité du rôle. Âgée de 83 ans au moment où sort le roman graphique et toujours en activité (elle participait encore aux Königskinder de Humperdinck en septembre 2021 !), la chanteuse, qui donne ses premiers concerts composés d’airs d’opéras célèbres à l’âge de dix ans, méritait bien qu’on lui dédie un roman graphique. Mais L’Héritage Wagner se focalise essentiellement sur sa liaison adultérine avec Wieland Wagner et au lourd héritage du petit-fils de Wagner. Les mises en scène épurées de ce dernier – le scénario insiste largement sur ce point – cherchent symboliquement à épousseter les productions grandiloquentes des opéras wagnériens au cours du Troisième Reich tout en essayant de faire disparaître tant bien que mal les accointances de la famille avec les nazis – amitié de sa mère Winifred avec le Führer en tête – mais aussi le contenu antisémite de l’œuvre du maître de Bayreuth ou l’appareil national-socialiste et l’idéologie nauséabonde des productions des festivals pendant la guerre. Ces aspects sont très finement évoqués et restitués tant au niveau du scénario que du dessin, fidèle à la ligne claire et à l’école franco-belge. Le découpage, très classique, n’en est pas moins très efficace avec d’évidentes qualités cinématographiques (certaines vignettes semblent tout droit émaner d’Allemagne Année zéro, d’autres se rapprochent des films de Hitchcock, pour ne donner que deux exemples). Le travail sur la couleur, dans des tons volontairement affadis et soulignés par un jeu d’ombrage, apparemment en hommage à l’art expressionniste allemand ou au théâtre viennois, donne encore plus de personnalité à ce travail ambitieux et abouti.
Si le contenu historique est globalement juste et très documenté, on s’étonne toutefois de certaines approximations, comme la mention de l’arrivée pour la première fois en 1961 à Bayreuth de l’héroïne (alors qu’il s’agit de 1960). Mais à quelques détails près, les épisodes mentionnés dans l’ouvrage sont fidèles à la réalité et surtout apportent une réflexion subtile, tant sur le contexte historique global que sur les relations complexes au sein de la famille Wagner et de leur entourage. La jeune et belle Anja arrive dans ce climat explosif et malsain comme un chien dans un jeu de quille. Sa plastique impeccable et son jeu décomplexé attirent sur elle le scandale : on lui reprocha à l’époque de porter la minijupe, mais aussi de lever un à un les voiles de Salomé pour révéler sa nudité rayonnante (le dessinateur s’est visiblement fait plaisir à représenter la scène, tel qu’aurait pu le faire un Manara, par exemple). Sa modernité, sa liberté et le parfum de scandale de sa relation avec Wieland Wagner vont attirer les foudres de la famille et du clan Wagner sur elle. L’intrigue est bien menée, même si quelques retours en arrière rendent la compréhension un rien ardue et demandent une vraie concentration au lecteur. On demeure un peu frustré, car il y aurait tant eu à raconter sur la carrière de la chanteuse. Mais l’intérêt des auteurs se fixe avant tout sur les zones d’ombre de l’héritage wagnérien, en particulier à travers le personnage ignominieux du nazi Bodo Lafferentz, beau-frère de Wieland Wagner, et notamment responsable d’un satellite du camp de concentration de Flossenbürg où est également affecté Wieland Wagner qu’on voit hanté par ce passé, ce qui est souligné dans plusieurs séquences du roman graphique, notamment une scène de reconnaissance par des survivants à Venise, où le petit-fils du compositeur séjourne avec Anja. Le personnage de Bodo Lafferentz reste cynique jusqu’au bout tandis que Wieland est réhabilité aux yeux d’Anja, avec laquelle on entre facilement en empathie.
Le roman graphique de près de 80 pages (même si sa forme classique le rapproche davantage de la bande dessinée de 48 pages) se lit très rapidement, laissant le lecteur sur sa faim car désireux d’en savoir davantage. Mais les informations, nombreuses, effectuent leur travail d’instillation et amènent à réfléchir sur l’un des pans les plus noirs et les plus complexes de l’histoire et de la culture allemandes. Quant à Anja Silja, on peut trouver de nombreux témoignages de son talent sur la toile, où abondent les extraits et documentaires (essentiellement en allemand) de cette diva sculpturale et atypique, interprète hors pair de Lulu, Senta, Salomé ou Brunhilde. Elle mérite qu’on lui consacre à l’avenir des ouvrages qui excèdent sa relation déjà passionnante en soi d’avec Wieland Wagner, véritable personnage central de cette histoire. L’Héritage Wagner participe activement, en tout état de cause, au travail de mémoire et ce n’est pas là le moindre de ses mérites.