Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le Don Quichotte de Massenet ne s’inspire pas directement du roman de Cervantès mais d’une pièce de Jacques le Lorrain, Le chevalier de la longue figure, créée à Paris en 1904. C’est en effet de ce texte que se servit Henri Cain pour établir le livret de l’opéra. Créée à Monte-Carlo en 1910, l’œuvre est montée la même année à Bruxelles, Marseille et Paris et ne tarde pas à s’exporter outre-Atlantique. Lors d’une reprise au Metropolitan Opera de New York en 1926, Lawrence Gilman, critique au New York Times note : « Ce compositeur intrépide [Massenet], doué de la distinction spirituelle d’un maître d’hôtel, de la compréhension compatissante d’une standardiste et de la capacité expressive d’une mésange amoureuse, a eu le courage de choisir comme sujet pour sa musique la plus grande de toutes les tragi-comédies, la figure la plus exquisément pitoyable de la littérature imaginaire mondiale » et d’ajouter que le librettiste « a transformé le merveilleux original de Cervantès en une farce terne et faible ».(1)
La critique est dure et caricaturale, mais force est de reconnaître que, dans cette partition, Massenet peine à dissimuler les limites de son inspiration. Heureusement, il reste tout le « métier » d’un compositeur assez âgé. Un procès équitable devant laisser la parole à la défense, citons Gérard Condé qui, dans un article publié dans le regretté Monde de la musique écrit, en novembre 1999 : « Massenet sait écrire pour les voix aussi bien que Mozart, Verdi ou Strauss, sa maîtrise de l’orchestre se situe entre Bizet et Ravel. Si son harmonie n’est pas spécialement aventureuse, il s’agit d’un choix esthétique qui, pour résumer, le place aux antipodes de Fauré ».(2) Nous ne souscrirons, en l’occurrence, qu’à la dernière remarque.
Coup marketing ou hasard de programmation, cet enregistrement de 1993 ressort quelques mois avant que José Van Dam ne fasse ses adieux à la scène lyrique dans le costume du même personnage – au Théâtre Royal de la Monnaie, en mai prochain. Espérons le retrouver en aussi bonne forme, presque vingt ans après, dans une partition qui lui va comme un gant. Il peut sembler, çà et là, manquer d’un peu de puissance (Regarde !… Quoi ? Quoi ?, acte 2) mais on retrouve, dans son excellente prestation, un des plus beau phraseur de la langue française que le chant moderne ait connu. Van Dam se montre particulièrement inspiré dans les pages les plus méditatives et lyriques de ce rôle crée par Chaliapine (dans Elle m’aime et va me revenir de l’acte I par exemple). Le charismatique Sancho Pança d’Alain Fondary est tout à fait en mesure de rivaliser avec ce Don Quichotte assez touchant. La question est de savoir s’il le doit vraiment… Quoi qu’il en soit, on ne peut rester qu’admiratif devant l’émotion qu’il dégage dans Ô mon maître, ô mon grand ! (acte V). Teresa Berganza est une parfaite Dulcinée qui parvient à éviter le vulgaire et le ridicule dans les imitations de « l’exotisme » espagnol dont Massenet sauce l’unique rôle véritablement féminin de son opéra (les deux autres sopranos sont travesties en Pedro et Garcias). Berganza sauve ainsi du mauvais goût le mélismatique Alza ! Alza ! Ne pensons qu’au plaisir d’aimer de l’acte IV. Michel Plasson, à la tête des Chœurs et Orchestre de l’Opéra de Toulouse accompagne ses chanteurs de très belle manière, réussissant à rehausser de sa subtilité musicale les passages les moins intéressants d’une œuvre qui ne fait pas toujours dans la finesse. S’il n’est pas interdit de l’aimer, Don Quichotte est une partition qu’il est incontestablement difficile d’admirer. Elle bénéficie toutefois de cette formidable interprétation qu’EMI a eu la bonne idée de rééditer à prix doux.
Nicolas Derny
(1) Lire l’article entier sur http://archives.metoperafamily.org
(2) Gérard Condé, « Faut-il brûler Massenet ? », Le Monde de la Musique n°257, novembre 1999, p.41