Si L’Orfeo de Monteverdi (1607) est souvent présenté abusivement comme l’acte de naissance de l’opéra, il ne le doit pas qu’à la négligence de vulgarisateurs trop pressés ni qu’à ses qualités propres. L’Euridice de Caccini et celle de Peri, publiées sept ans plus tôt, sont entachées d’une réputation d’austérité, sinon d’aridité, pour une bonne part imputable aux carences de la plupart des musiciens qui se sont aventurés dans ce répertoire sans en posséder les clés. Ces dernières années marquent heureusement un regain d’intérêt et des musiciens autrement inspirés en révèlent le potentiel dramatique. Si Jacopo Peri attend toujours son heure, Rinaldo Alessandrini vient de signer une lecture très aboutie de l’Euridice de Caccini alors que Leonardo Garcia Alarcon exaltait les fulgurances expressives de La Dafne de Marco Da Gagliano lors de l’édition 2014 du Festival de Bruges.
Les monodies accompagnées de Caccini sont loin d’être toutes aussi fréquentées et populaires qu’Amarilli mia bella, qui a bénéficié de la diffusion des fameux recueils d’Arie antiche édités par Alessandro Parisotti. Les disques qui leur sont entièrement consacrés se comptent sur les doigts de la main et celui de Marc Mauillon, qui a eu l’excellente idée de confronter Les Nuove Musiche de Caccini aux Varie Musiche de Peri, les deux Orphée rivaux auxquels le titre de l’album fait allusion, risque bien de faire date. Nous pourrions tout au plus regretter le déséquilibre du programme au sein duquel Caccini se taille la part du lion. Loin de chercher à recréer la compétition qui opposait ces compositeurs et chanteurs hors pair, l’anthologie proposée ici et singulièrement le poème de Pétrarque Tutto ‘l di piango qu’ils ont chacun mis en musique, nous permet « d’explorer deux mondes, où le langage et les principes de composition sont certes très proches, notent Angélique et Marc Mauillon, mais où la sensibilité et la manière d’émouvoir diffèrent totalement. » On ne saurait mieux dire.
Aborder avec une voix instrumentale, dénuée de personnalité et un chant lisse la révolution esthétique opérée par le stile rappresentativo, à travers lequel poète et musicien s’expriment à la première personne du singulier, relève du contresens, contresens, hélas, longtemps répandu dans le microcosme de la musique ancienne. L’organe, au contraire, éminemment personnel de Marc Mauillon ne fera sans doute pas l’unanimité : les aspérités, les raucités du timbre dérouteront une oreille conditionnée par la morbidezza de certains tenorini, mais la caresse n’est pas ici dans le velours, elle réside dans l’intention et le geste qui la cristallise, allégeant et adoucissant l’émission à bon escient (Dolcissimi sospiri), au lieu de tout envahir en émoussant les reliefs. Le baryton déploie une variété d’accents et un éventail dynamique particulièrement impressionnant et s’empare avec une vigueur décapante de pages souvent affadies par la mollesse des interprètes. L’italien pourrait être plus idiomatique, mais quelle intelligence du discours ! Il semble couler de source, avec un naturel époustouflant qui est la définition même de la sprezzatura, cette nonchalance que Baldassare Castiglione oppose à l’affectation.
En vérité, il s’agit de cacher l’art par l’art, de le dissimuler sous une apparente spontanéité. Le chanteur doit s’approprier cette écriture si particulière où texte et musique fusionnent totalement (« la musique n’est pas autre chose que le texte, le rythme, et enfin le son » observait Caccini) et restituer chaque pièce dans sa juste énergie déclamatoire, voire épouser, avec une mobilité extrême, ses moindres changements d’énergie, de rythme, de ton, d’affect. La sophistication ornementale de Caccini appelle sans doute un peu plus de séduction ; Marc Mauillon ne s’écoute pas chanter et sa version très personnelle d’Amarilli mia bella ne laisse d’ailleurs pas d’étonner, prise d’abord à un tempo assez vif, comme s’il redoutait de s’alanguir ou de succomber au narcissisme vocal. A priori, ce chant franc et très incarné semble davantage fait pour le style plus direct et sans apprêts de Jacopo Peri (Tu dormi, e’l dolce sonno, Un di soletto), mais il nous révèle également la force d’évocation de pièces de Caccini traversées par une urgence insoupçonnée (Tutto de ‘l di piango, Movetevi a pietà).
Conteur né, il sait aussi animer un récit aux proportions plus vastes (la soixantaine de vers d’Odi, Euterpe) qui revêt alors une dimension quasi incantatoire. A défaut de s’accompagner lui-même, Marc Mauillon renoue avec une autre pratique de l’époque qui consiste à jouer en famille. Cela pourrait n’être qu’anecdotique, si la symbiose entre chanteur et instrumentiste ne s’avérait pas tout simplement miraculeuse. Bien sûr, la harpe double à trois registres d’Angélique Mauillon offre une richesse de couleurs, une profondeur de résonnance avec lesquelles luth et guitare ne peuvent guère rivaliser. Une toccata puis une canzona de Luzzaschi ponctuent le récital ainsi qu’une très onirique aria di sarabanda de Piccinini, qui nous laisse d’autant plus sur notre faim que la soliste y rivalise d’éloquence avec son frère. « Je trouve assez cruel de faire travailler du Caccini en première année de chant, nous confiait Marc Mauillon il y a quatre ans déjà. On fait croire que c’est facile, alors que c’est horriblement difficile et on passe à côté de tout ». Qu’il se rassure, en l’occurrence, il ne passe à côté de rien et sa lecture vivifiante renouvelle notre écoute.