Brumes et langueur fin de siècle, c’est un voyage sentimental tout en délicatesse et en demi-teintes que propose ici Coline Dutilleul. Dans son texte liminaire, elle le situe entre impressionnisme et expressionnisme, mais c’est plutôt de symbolisme que nous parlerions.
Rien de plus insaisissable que ce climat symboliste. Marcel Raymond évoque « le rêve d’un univers magique, où l’homme ne se sentirait pas distinct des choses, où l’esprit régnerait sans intermédiaire sur les phénomènes, en dehors de toute voie rationnelle ».
Symbolisme, mais symbolisme de quoi ? C’est tout l’insaisissable de ce mouvement de l’évanescence, du je ne sais quoi… « Le sens, en musique, se forme pour le compositeur au fur et à mesure de la création, pour l’interprète et l’auditeur au cours de l’exécution » dit Jankélévitch….
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Et c’est bien le sentiment que suggère ici Coline Dutilleul : qu’elle est portée par à la fois la magie des mots et celle de la musique.
Et qu’une même sensibilité mélancolique, ennuagée, songeuse, baigne ces textes français ou allemands, inspirés par un même climat moral, un sentiment d’attente et de recueillement.
Chien et loup
Erwartung, Attente, c’est précisément le titre du Lied choisi comme frontispice. Le Schoenberg de 1899, 25 ans, c’est celui de La Nuit transfigurée, elle aussi induite d’un poème de Richard Dehmel, post-tristanesque, comme ces Vier Lieder, op. 2, entre chien et loup, blêmes, embrumés. Coline Dutilleul leur prête une voix très contrôlée, jouant de toute sa dynamique, entre pianissimos de confidence et forte très expressifs. Le timbre, très chaud, a quelque chose de naturellement mélancolique, en accord avec le climat incertain de ces mélodies. Le texte est dit autant qu’il est chanté sur le piano très intime, très fraternel, poète et songeur de Kunal Lahiry, un superbe Bechstein profond et doux.
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Lumière française
Le retour à l’antique des Trois chansons de Bilitis, ondulantes comme les courbes de Guimard, sur des textes vaporeux et d’un hellénisme sensuel de Pierre Louÿs, sont chantées par une sœur de Mélisande (Debussy travaille alors à Pelléas) et La Chevelure fait immanquablement penser à la scène de la tour. Coline Dutilleul fait de cette mélodie, l’une des plus belles de Debussy, une confidence troublante, toute proche, se soulevant un instant pour se ressouvenir d’une volupté très charnelle avant de retomber dans sa songerie frissonnante.
Si charmantes soient-elles, les Deux Epigrammes de Clément Marot semblent un peu éloignées du propos d’ensemble. Elles sont d’un Ravel ironique, pasticheur, émaillant ces mélodies faussement Renaissance de sonorités d’espinette, comme pour ne pas tomber dans les alanguissements à la mode. Coline Dutilleul joue le jeu et les chante avec une manière de préciosité un peu pointue,
Belle ligne dans D’Anne qui me jecta de la neige, avec un parti pris de notes non vibrées, et du piquant dans D’Anne jouant de l’espinette.
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Une Alma de vingt ans
C’est l’un des seize Lieder conservés d’Alma Mahler, Licht in der Nacht, qui a donné son titre (et son climat) à ce récital. Il ne figure d’ailleurs pas à son programme. En revanche on y trouve les Fünf Lieder qu’elle composa dans les années 1900-1901, et que Gustav fit publier en 1910, lui qui, comme on sait, avait exigé que les compositions de sa jeune épouse ne fissent pas d’ombre aux siennes.
Alma avait alors vingt ans, Zemlinsky s’était institué son mentor et un peu davantage. Et les Lieder qu’on entend ici montrent quels dons elle avait et à quel point, si jeune, elle percevait la sensibilité de l’époque.
Coline Dutilleul et Kunal Lahiry donnent de Die stille Stadt (poème de Dehmel) une version toute de retenue, de pudeur, d’intimité, beaucoup moins pathétique que celle naguère d’Angelika Kirchschlager qui, accompagnée par un très expressif Helmut Deutsch, avait inclus elle aussi ces cinq mélodies dans son premier disque de récital.
Less is more
Coline Dutilleul parie sur le less is more. Le très expansif et joueur In meines Vaters Garten garde cette proximité tendre, ce ton de confidence, même si sa gaieté offre à la voix prétexte à montrer sa légèreté, son agilité et son brio.
Beaucoup de juvénilité amoureuse, de sourire, dans Laue Sommersnacht, un charme limpide dans Bei dir es traut, enfin une prestesse mozartienne dans Ich wandle unter Blumen, pour parachever la réussite de ce portrait de celle qui était encore Alma Schindler et pas encore la collectionneuse de génies qu’elle deviendrait.
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Âpre cruauté
Les sœurs Boulanger n’étaient pas moins porteuses de dons. De Lili, on entendra deux mélodies de couleurs assez différentes. Si Reflets (1911), sur un texte de Maeterlinck, mélancolique promenade parmi des roseaux et des lys dignes d’un vase de Gallé, s’inscrit dans un climat nocturne très Art Nouveau, fugitif et précieux, porté par les arpèges ondoyants puis les gouttelettes du piano, en revanche Clairières dans le ciel, sur un poème de Francis Jammes, désenchanté jusqu’au désespoir, est d’une âpre cruauté, et, de dissonance en dissonance, monte jusqu’au cri avant de s’estomper dans l’incertain.
Pour piano seul, D’un vieux jardin, donnera de Lili Boulanger une image plus apaisée et permettra d’apprécier le beau toucher de Kunal Lahiry, comme l’avait fait le frémissant et secret Stimme des Abends de Zemlinsky,
De Nadia, Un grand sommeil noir, d’après Verlaine, commence dans un pathétique presque d’opéra et finira dans une sérénité quasi de barcarolle. Entre les deux, la voix atteindra à nouveau un sommet oppressant. Saisissante interprétation de cette mélodie glaçante, peu connue je crois (il en existe une belle version, non moins violente, par Edwin Crossley-Mercer).
Vers l’expressionnisme
Ce disque superbe s’achève dans des couleurs mouvantes, guère rassurantes, celles des Vier Lieder, op. 2 d’Alban Berg, d’un chromatisme exacerbé, qui semblent vouloir être une transition entre ici et l’ailleurs, cet ailleurs en l’occurrence étant le monde de l’atonalité.
Il ne s’agit dans ce mini-cycle, porté par un climat d’incertitude, que de sommeil et de mort, à l’instar du premier de ces Lieder, Dem Schmerz sein Recht, d’abord blafard et mouvant, puis douloureuse aspiration à l’oubli. Coline Dutilleul leur prête une voix limpide, un sens de la ligne, avec très peu de vibrato, une grâce qui contraste avec l’âpreté des textes qu’elle dit impeccablement, et le piano converse avec elle, tour à tour délicat ou torrentiel, appuyé sur des graves intenses.
A ce programme subtilement composé, et interprété avec une infinie sensibilité, c’est une conclusion très pure, même si évidemment les derniers mots de cette errance nocturne sont plutôt moroses :
« Stirb ! / Der Eine stirbt, daneben der Andere lebt : / Das macht die Welt so tiefschön.
– Meurs ! / L’un meurt, tandis que l’autre vit : / C’est ce qui fait le monde si profondément beau. »
Kunal Lahiry © D.R.