Récital formidable, le plus saisissant, le plus varié, le plus virtuose, le plus troublant, le plus évident dans ses détails et dans son ensemble, qu’on ait entendu depuis des lustres. Le plus émouvant aussi, faut-il le dire.
Allant du charme candide d’Auf dem Wasser zu singen, des virevoltes belcantistes de Der Hirt auf dem Felsen, à l’expressionnisme blême de Der Zwerg (très étonnant) ou du Hexenlied (un Mendelssohn in stilo fantastico).
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Fatma Saïd dans un texte liminaire insiste sur ce qui la guide : la caractérisation de chaque lied, son souci constant d’expression, sa crainte du « trop chanté », son désir de s’approcher des « inflexions du discours parlé », de donner son poids juste à chaque mot dont aucun ne doit se perdre, et aussi son choix assumé de transposer bon nombre des lieder « vers une tonalité susceptible de les inscrire dans la tessiture spécifique à [sa] voix parlée ».
Elle évoque aussi sa proximité avec la langue allemande. Elle, qui est née en Égypte, raconte l’école maternelle allemande, puis l’école primaire allemande, au Caire, où lui devint naturelle cette deuxième langue maternelle, puis son approche très tôt du lied, qui lui apprit « ce que signifie mettre des couleurs dans la voix, peindre les mots, phraser ».
On garde le souvenir très vif d’un concert à Gstaad il y a deux ans où on l’avait découverte, ne sachant rien d’elle, et où on avait été sidéré de son aisance dans des mélodies espagnoles et dans le répertoire lyrique léger (français notamment), et par une voix d’une facilité sans limites.
De cette grâce, elle n’a rien perdu, ni de moyens vocaux qui lui permettent de donner exactement ce qu’elle veut, mais ce récital, si intelligemment construit, partant de la tendresse, de la Gemütlichkeit de Ständchen, pour aller jusqu’à la mélancolie profonde du Liebeslied de Schumann, ce récital démontre sa curiosité, sa versatilité, son amour, sa compréhension de ce répertoire.
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Fatma Saïd propose ici un parcours, avec ses surprises : le Notturno de Schubert, tellement Biedermeier d’esprit, fait dialoguer sa voix limpide avec les quatre voix mâles de l’ensemble Walhalla zum Seidlwirt (et le piano bondissant de Yonatan Cohen), quatre des mélodies de Brahms sont accompagnées par la harpe d’Anneleen Lenaerts, et les cinq brefs Ophelia-Lieder du même Brahms le sont par le Quatuor Arod (dans l’arrangement d’Aribert Reimann) ; enfin, last but non least, Huw Montague Rendall est son partenaire idéal dans quatre duos merveilleux, dont le très bouleversant In der Nacht de Schumann, – et c’en est la plus belle lecture depuis celle de Julia Varady et Dietrich Fischer-Dieskau (mais dans un coloris moins pathétique).
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Sur ce parcours, que sans doute vous suivrez aussi, quelques impressions au passage et quelques menus détails (qui n’en sont pas, évidemment) :
– les trémolos qui émaillent Ständchen, notamment sur « Silbertönen » ou « Jedes weiche Herz » (« celui au cœur tendre »), et le toucher, les couleurs, l’écoute, le rubato du grand Malcolm Martineau ;
– le petit ornement en forme de mélisme sur « der Widerhall der Klüfte » dans Der Hirt auf dem Felsen (et les inépuisables phrasés de Sabine Meyer à la clarinette, – ceux de Fatma Saïd ne le sont pas moins, et puis cette émotion frémissante avant l’envol de l’allegro final, – tout cela irrésistible) ;
– les « leise » du Notturno, si légers justement, immatériels, et ce côté quintette de chambre, mozartien, avec Fatma à fleur de voix ;
– l’intimité de Die Liebende schreibt (Mendelssohn), « Kuss » qui se détache comme une perle, puis les brèves effusions (on pense à la Comtesse des Noces), avant le dernier mot « Zeichen », impalpable ;
– les sons un peu laids, le parlando que Fatma Saïd s’autorise dans Der Zwerg (Schubert), les notes graves qu’elle va chercher, le ton de diseuse qu’elle trouve pour cette ballade ; le piano non moins audacieux de Martineau ;
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– dans Hexenlied, la diction très articulée, anguleuse, pointue, les sons un peu aigres (normal, ce sont des sorcières) – « une note pour chaque syllabe, de manière à créer une urgence théâtrale continue », dit-elle à propos de l’écriture ici de Mendelssohn ;
– à nouveau cette émission que nous appelons faute de mieux « à fleur de voix », dans Suleika, et la brusque amertume sur « meine Schmerzen » (ma douleur) ;
– dans Lerchen gesang (mélodie sublime de Brahms et un des sommets de ce récital) les arabesques tout en haut de la voix, presque fragiles, pour suggérer le chant des alouettes et de fugaces souvenirs resurgis, le tempo très lent, les arpèges de la harpe… À réécouter cent fois.
– cette manière de faire trembler la voix dans les trois Brahms qui suivent, et de presque s’effacer (bouleversant ) ;
– et de fusionner avec les quatre voix du quatuor à cordes dans les Ophelia-Lieder (ces cinq miniatures sont miraculeuses) ;
– Widmung (le premier de quatre Schumann) tire des larmes, on n’en dira pas plus ;
– Singet nicht in Trauertönen les essuie presque ;
– avant un Unterm Fernster (avec le superbe Huw Montague Rendall) jubilatoire (et le piano de Joseph Middleton aussi) ;
– l’alliance d’expansion et de retenue, d’aveu et de secret dans Liebeslied, puis dans In der Nacht relève de l’ineffable.
Donc on n’en dira pas plus.