Peut-être à cause de sa naissance tardive en tant qu’Etat unifié, l’Allemagne eut longtemps à cœur d’exalter son folklore au sens noble du mot, avant que ce culte prenne une odeur nauséabonde pour de tristes raisons politico-historiques. Avant l’arrivée de la peste brune, le pays pouvait encore sans arrière-pensée cultiver le Volkston, le style populaire. Le Volkslied était pour Brahms un modèle indépassable, dont clarté, simplicité et accessibilité étaient les valeurs-clefs. Là où les choses se compliquent, c’est lorsque le « savant » se mêle au populaire, se l’approprie ou s’y substitue même. Vers 1900, on se mit donc à fabriquer de l’authentique. Fondé en 1899, l’hebdomadaire Die Woche voulut publier en guise de numéro spécial un recueil de Lieder im Volkston : non pas de mélodies traditionnelles collectées, mais de pièces écrites pour l’occasion. Après avoir passé commande à des compositeurs connus, le journal obtint des œuvres bien trop élaborées à son goût, aux harmonies trop complexes. Un concours public de mélodies populaires fut donc lancé : il s’agissait de composer une chanson n’excédant pas cinquante mesures, et dans le style requis. Un jury incluant entre autres Engelbert Humperdinck choisirait les trente meilleures. Raz-de-marée imprévu : Die Woch reçut près de neuf mille compositions, et il fallut publier d’autres volumes en plus du recueil initialement prévu.
Pour le présent disque, il a donc été décidé d’enregistrer les trente Moderne Volkslieder tels qu’ils furent publiés en 1903, en respectant l’ordre alphabétique, qui va d’Eugen d’Albert à Herman Zumpe (avec en supplément une mélodie de Max Reger qui fut rejetée lors du concours public alors qu’il avait été l’un des compositeurs initialement sollicités par l’hebdomadaire). Les textes sont tantôt empruntés à un vieux fonds authentiquement populaire – plusieurs viennent du Knaben Wunderhorn, comme le « Rosmarin » déjà illustré par Brahms – tantôt à des poètes contemporains comme Eduard Mörike. On trouve dans ce recueil beaucoup de pages très réussies, dans un style rappelant la veine « naïve » de certains Schubert. Evidemment, en dehors de quelques noms plus ou moins célèbres (Pfitzner, Siegfried Wagner, Hans Sommer, Carl Reinecke…), beaucoup de parfaits inconnus sont aussi présents.
Surtout, l’excellente idée du label Oehms Classics est d’avoir fait appel à quatre voix différentes pour gravers cette trentaine de lieder. Bien sûr, il existe une diversité naturellement liée au fait que chaque œuvre émane d’un compositeur différent, mais le risque de la monotonie n’aurait pas forcément été facile à éviter avec un seul soliste vocal. A part le timbre de ténor, toutes les autres couleurs vocales sont représentées. La star du disque est la soprano Regula Mühlemann, en ce moment Susanna à Genève, dont la fraîcheur fait merveille dans ces pages. La mezzo Okka von der Damerau apporte un contrepoint bienvenu, avec un timbre plus « maternel ». Le baryton Wolfgang Schwaiger, un peu à court de graves pour sa première intervention, s’impose ensuite par ses couleurs charmeuses. Avec une aisance appréciable d’un bout à l’autre de sa tessiture, la basse Tareq Nazmi possède la truculence nécessaire à faire vivre certaines des pages qui lui sont réservées, mais se montre parfois un peu plus raide dans les mélodies sérieuses. A tous, le pianiste Adrian Baianu apporte un soutien discret mais adéquat, dans ces partitions qui excluent que l’accompagnateur puisse tirer la couverture à soi.
Autrement dit, un bouquet de mélodies charmantes qui ne prétendait surtout pas révolutionner l’histoire de la musique, enregistré avec beaucoup de soin. Les 60 autres lieder publiés par Die Woche connaîtront-ils le même sort ?