Auteur d’un remarquable essai, aussi pertinent qu’historiquement étayé (Le génie des Modernes – La musique au défi du XXIe siècle) l’une des voix les plus familières et cultivées (l’un n’empêche pas l’autre !) de France Musique, Lionel Esparza, dresse, en 218 pages, un portrait savoureux du « père de la modernité au XXe siècle », le « flamboyant, complexe, autoritaire, inspiré » Igor Stravinsky (1882-1971).
Esparza, l’agrégé de musicologie, n’oublie jamais l’animateur de radio qu’il est depuis plus d’une vingtaine d’années : les mots-valises, les concepts fumeux, le jargon des spécialistes auto-proclamés, ce n’est pas son truc. Mais le sens de la formule, le récit palpitant d’un génie en mouvement perpétuel, toujours à court d’argent et de reconnaissance, la galerie de portraits qui ne s’embarrasse d’aucune prudence, oui !
« Cosmopolite tant dans son art et ses mœurs, Stravinsky, Russe d’origine, adopte la France pendant les Années folles, s’installe aux Etats-Unis à la fin de sa vie… Après les débuts scandaleuxc du Sacre du printemps, il entreprend un itinéraire musical en perpétuelle réinvention, il badine avec les styles, théâtralise sa création, en revendique l’insouciance. »
Stravinsky compositeur lyrique ?
Le nom même de Stravinsky n’est pas spontanément associé à l’art lyrique ou vocal. Il est définitivement lié aux trois ballets qui firent sa gloire et fondèrent la modernité du XXe siècle : L’Oiseau de feu, Petrouchka et Le Sacre du printemps.
Pourtant son premier grand ouvrage, commencé avant l’Oiseau de feu, est un opéra, Le Rossignol, d’après le conte d’Andersen Le Rossignol et l’Empereur de Chine. Esquissé dès 1908, le Rossignol ne sera créé que le 26 mai 1914 à l’Opéra de Paris, sous la direction du fidèle Pierre Monteux, mais ne rencontre pas le succès attendu : Diaghilev, voulant surfer sur le succès des ballets précédents, avait imaginé de placer les chanteurs dans la fosse et de faire danser leurs rôles. Le public et la critique en sont décontenancés.
Au début des années 20, Stravinsky fait tout à la fois son deuil de la mère patrie (il a quitté la Russie en 1914 un mois avant le début de la Première Guerre mondiale et n’y retournera qu’en 1962 !) et s’engage, presque à contre-courant de la modernité qu’il incarne, dans une période « néo-classique » qui va durer trente ans. En 1922 il s’attèle à son deuxième ouvrage lyrique, Mavra, un opéra bouffe en un acte inspiré de La petite maison dans la forêt de Pouchkine. Succès d’estime lors de la création à l’Opéra de Paris le 3 juin 1922.
Un Don Giovanni petits bras
Il faudra attendre 1951 et la création du troisième opéra de Stravinsky – The Rake’s progress, pour que le compositeur renoue avec les triomphes des débuts. Installé aux Etats-Unis depuis 1940, c’est là que l’auteur du Sacre a rencontré le poète et dramaturge Wystan Hugh Auden (plus connu comme W.H. Auden), qui sera, avec son compagnon Chester Kallman, le librettiste de ce Rake’s progress, mais aussi celui de Britten ou Henze, pour ne citer que les plus connus.
Le succès de l’ultime ouvrage lyrique de Stravinsky tient aussi aux circonstances et à la distribution de la création : celle-ci a lieu à la Fenice de Venise le 11 septembre 1951, avec Elisabeth Schwarzkopf dans le rôle d’Anne Trulove, Jennie Tourel, Hugues Cuénod entre autres. « Autant un résumé de deux siècles d’art lyrique qu’un adieu à sa période néo-classique » selon Lionel Esparza, « The Rake’s progress est donc un pur opéra à numéros, comme chez Mozart ou Rossini, avec cavatines et cabalettes, et le héros Tom Rakewell n’est rien de plus qu’un Don Giovanni à petits bras égaré dans une comédie de Broadway ».
La voix dans tous ses éclats
L’œuvre de Stravinsky consacrée à la voix, en dehors du genre lyrique, n’est pas mince, mais reste largement méconnue, sans doute parce qu’elle ne s’inscrit ni dans un projet déterminé (comme l’était la collaboration avec Diaghilev) ni dans une période donnée, ni surtout dans des catégories reconnues.
Ainsi Renard (1916), « histoire burlesque chantée et jouée », ou Les Noces (1917) « scènes chorégraphiques russes avec chant et musique »(et 4 pianos!) témoignent d’abord d’une formidable nostalgie de la terre natale. A l’inverse, les deux oratorios, Oedipus Rex (1927) puis Perséphone (1934) épousent l’air du temps et s’inscrivent dans une lignée d’ouvrages inspirés de l’Antiquité, de la mythologie, où s’illustrent à peu près tous les contemporains de Stravinsky durant l’entre-deux-guerres.
Pour ce qui est de l’art choral, la Symphonie de psaumes (1930) est l’arbre qui cache un bosquet de bouleaux. Au gré des commandes et des rencontres, suivront une Messe (1948) d’une aridité qui en rebutera plus d’un, le Canticum sacrum (1955) écrit pour Venise, les Threni de 1958, une cantate pour contralto, ténor et récitant (A Sermon, a Narrative and a Prayer), l’Introitus à la mémoire de T.S. Eliot (1965) et les Requiem canticles de 1966. Et ce Roi des Etoiles de 1904 d’une brièveté inversement proportionnelle à l’effectif orchestral et choral considérable qu’il requiert.
Moins important, quantitativement, encore est le répertoire que Stravinsky a consacré à la mélodie : en 1913 les Trois poésies de la lyrique japonaise, puis jusqu’en 1919 Trois petites chansons, Quatre chants russes, toujours la nostalgie et l’inspiration du pays perdu. Et puis plus rien jusqu’en 1953 et les Trois chants de Shakespeare, au début de la période dite « sérielle » du compositeur, qui orchestrera plusieurs de ses mélodies de jeunesse.
Les leçons d’une vie
Impossible de faire tenir une vie aussi longue et riche que celle de Stravinsky en deux cents et quelques pages. Ce n’était pas assurément l’ambition de Lionel Esparza, mais celui-ci aura réussi son pari : donner envie à son lecteur, et en particulier à l’auteur de ces lignes, de revenir à ces « Chroniques de ma vie » de Stravinsky lui-même qui commençaient à prendre la poussière, et surtout de réécouter, voire de découvrir des pans entiers d’une oeuvre qui ne se résume pas à quelques « tubes ».
On aime, en particulier, le dernier chapitre de ce Stravinsky, « Les leçons d’une vie », où, en une dizaine de pages, Lionel Esparza fait une admirable synthèse des révolutions et évolutions stylistiques opérées par l’un des génies universels du XXème siècle.