« Llevo la zarzuela en la sangre »… La zarzuela, je l’ai dans le sang, dit-elle. Née à la Nouvelle-Orléans d’une famille d’émigrés cubains, c’est un répertoire qu’enfant elle a entendu sa mère chanter, tandis que son grand-père qui en collectionnait les enregistrements se souvenait des soirées au Teatro de la Zarzuela de la Havane… C’est dire que ces airs ont pour elle le parfum de l’enfance, celui d’un pays à jamais perdu puisque pour les émigrés il n’y a pas de retour possible.
Onze mille zarzuelas composées en Espagne, quatre mille en Amérique latine, les premières dès le XVIIe siècle, un répertoire immense qui fit florès de La Plata à Monterrey, de Quito à Mexico City, et dont Lisette Oropesa propose un échantillon qui n’oublie pas la zarzuela cubaine, ici représentée par Ernesto Lecuona et Gonzalo Roig.
C’est un genre qu’elle n’a jamais eu l’occasion de jouer en scène, se contentant d’en donner des airs au concert, et c’est sans doute la raison pour laquelle elle aborde ces « romanzas de zarzuela » avec sa technique d’opéra et toute l’agilité qu’on lui connaît.
La technique belcantiste mène à tout
Ainsi au détour de « Madre de mis amores » extrait de Monte Carmelo de Federico Moreno Torroba, l’entendra-t-on dialoguer avec une flûte comme dans Lucia de Lammermoor… et ponctuer d’un trille parfait ce témoignage tardif (1939) d’un genre évoluant sans cesse. Et si le rythme de habanera se conjugue ici avec des harmonies venues de l’opérette américaine, ailleurs c’est à l’opérette viennoise façon Strauss ou Lehár qu’on songera. Par exemple dans « Un pobre nido » tiré de El húsar de la guardia (1904) de Geronimo Giménez et Amadeo Vives. Un rythme à trois temps, une écriture concertante entre la voix et le chœur, c’est un air virtuose truffé de vocalises virtuoses et de suraigus, où s’illustra jadis une Pilar Lorengar. Oropesa y déploie d’amples phrasés et un chic de divette mitteleuropa.
On vient de citer une des grandes Espagnoles. Lisette Oropesa marche ici dans les pas des Victoria de los Angeles, Berganza ou Caballe, et, comme elles, n’a pas voulu manquer la « Canción de Paloma » extraite de El barberillo de Lavapiés (1874) – autrement dit le petit barbier du quartier de Lavapiès –, sans conteste le chef-d’œuvre de Francisco Asenjo Barbieri qui fut dès les années 1850 l’inventeur de la zarzuela moderne, héritière lointaine de celle de l’époque baroque.
Comme souvent la zarzuela madrilène, c’est une célébration d’une Madrid rêvée, en l’occurrence une histoire de conspiration à l’époque de Charles III avec des personnages tout droit sortis d’un tableau de Goya (le Goya joyeux). Et dans cette canción fameuse qui alterne les rythmes de zapateado et de séguedille Lisette Oropesa roucoule avec une belle agilité les triolets de Paloma (une colombe à la recherche de son pigeon) en dépit d’un orchestre qu’on pourrait ici souhaiter plus aérien.
Raffinements cachés
Dans une inspiration tout aussi ornithologico-gazouillante, la gentille romanza de Marola, extraite de La tabernera del puerto, zarzuela romantique et maritime de Sorozábal (1936), composée d’ailleurs en pleine Guerre civile par ce compositeur basque et de gauche, offre prétexte à quelques coloratures qui ne posent évidemment aucun problème à Miss Oropesa.
Si le genre se veut populaire, il est aussi d’un grand raffinement. On s’en convaincra à l’écoute de « Bendita cruz », un extrait de Don Gil de Alcalá (1932) de Manuel Penella, avec son long récitatif qui fait penser au Puccini de La Bohème. Oropesa y déploie toute sa sensibilité et un legato parfait, puis, dans l’aria qui s’y enchaîne, de longs phrasés rayonnants de musicalité et d’émotion (la mélodie ressemble curieusement d’ailleurs à La Violetera, écrite par José Padilla, auteur lui aussi de nombreuses zarzuelas).
Non moins important que Barbieri dans l’histoire du genre zarzuela, Ruperto Chapí a glissé dans Las hijas del Zebedeo (1889) une chanson brillantissime, une andalouserie irrésistible, chantée dans sa prison par le personnage de Luisa, d’où le sous-titre de Carceleras. Oropesa y est éblouissante de fringance, de souplesse vocale, d’énergie, de coloratures à la sévillane, de rubato naturel et de suraiguës impavides.
Madeleines
Au chapitre madeleines proustiennes, on rangera l’illustre « De España vengo », tiré de El niño judío (1918) de Pablo Luna : « Le gustaba mucho a mi padre », dit Lisette Oropesa –mon père l’aimait beaucoup. ll n’était pas le seul. C’est presque un hymne espagnol bis. Il est intéressant d’écouter la version enregistrée en 1918 par sa créatrice Rosario Leonís, qui allie une verdeur populaire à l’agilité vocale, représentative de l’esprit de ce mixte de zarzuela, d’opérette, de revue et de théâtre réaliste. Et aussi d’écouter l’inoubliable Victoria de los Angeles, brillante, subtile et tendre (la section centrale lente sur les pizz des cordes !) Lisette Oropesa y rayonne elle aussi, montrant à l’occasion un beau medium et un registre élevé scintillant et, dans la partie centrale, une émotion vibrante. Étonnantes aussi, la palette de couleurs et la versatilité des émotions qu’elle distille avec une évidente sincérité.
Sans effort apparent
Au même chapitre de la nostalgie familiale, on rangera les deux extraits de Maria la O, zarzuela d’Ernesto Lecuona, grand mélodiste s’il en fut et pourvoyeur de succès planétaires dans les années trente (Siboney !). Frontispice de l’album, Mulata infeliz, introduit par un solo de violon lacrymogène à souhait, est d’un charme capiteux avec son orchestration de grand luxe et son rythme langoureux de habanera.
Quant à « Escucha al ruiseñor », c’est évidemment prétexte à tutoyer les sommets… Oropesa chante sur cette branche comme si c’était facile… Nous avons renoncé à compter les contre-ut, mais on y entend bien trois contre-ré, et pour finir un contre-mi bémol qu’elle envoie avec panache.
Moins connu que Lecuona, Gonzalo Roig est l’auteur d’une Cecilia Valdés (1932), dont Oropesa dit que c’est la zarzuela qu’elle choisirait de chanter sur scène avant toute autre. L’entrée de Cecilia, après une introduction avec chœur très hollywoodienne, entremêle sensuellement habanera et guaracha. Oropesa y déploie un abattage à la Carmen Miranda, entre deux rallentandos voluptueux et quelques déhanchements ravageurs, en parfaite synchronie avec Óliver Díaz et un Orquesta del Teatro Real chauffé à blanc, pour mettre un point final à un album parfaitement réussi, qui n’a que le défaut d’être un peu court. Et pourtant le répertoire ne manque pas…