Ce n’est pas l’un des moindres mérites de cette édition annotée de trois textes de Liszt sur des opéras de Wagner (Tannhäuser, Lohengrin et Le Vaisseau fantôme), que de nous révéler un Liszt amoureux du beau style littéraire, véritable virtuose du verbe et de la plume. Le plaisir de la lecture se double de celui de la découverte d’un trésor exhumé. Liszt avait en effet prévu de publier en 1859, en langue française, le premier ouvrage d’envergure sur Wagner, qui ne jouissait pas encore d’une renommée très étendue. Mais le projet, qui devait ajouter une étude supplémentaire au contenu d’une brochure parue en 1851 et consacrée à Tannhäuser et Lohengrin, ne put voir le jour. Si les deux premiers textes ont déjà été publiés, le troisième ne l’était jusqu’ici que dans une version en langue allemande, l’original français, resté inédit, n’ayant été redécouvert à Yale qu’en 2006. Nicolas Dufetel, spécialiste de Liszt et notamment de sa musique religieuse, redonne à ces trois textes (assortis de « suppléments musicaux » sous forme d’extraits de partitions) la cohérence de leur assemblage sous forme de trois grands chapitres. Ce qui nous vaut, parallèlement aux premières descriptions et interprétations de ces opéras de Wagner, une réflexion de haut niveau sur les arts, théorie et pratique. L’ouvrage, très soigné dans sa présentation et dans le travail d’édition critique, comporte une substantielle introduction consacrée à Liszt et Wagner – ce dernier étant un inconnu lorsqu’il est présenté à Liszt –, soulignant la complexité des liens qui les unissent, au plan musical comme au plan personnel (notamment à partir de la liaison de Wagner avec Cosima épouse von Bülow, seconde fille de Liszt). Une notice détaillée sur l’édition du texte, de nombreuses notes, érudites et passionnantes à la fois, des notices pédagogiques et des tableaux, des extraits savoureux de correspondance, des annexes instructives, ainsi qu’une bibliographie et un index complètent cet ouvrage remarquablement informé. Il est appréciable que toutes les citations des livrets données en français dans le texte soient accompagnées de l’original allemand fourni en note. Mais on regrette que ces notes soient regroupées en fin de volume, rendant leur consultation beaucoup moins aisée qu’en bas de page, d’autant que la numérotation est faite par chapitres et qu’aucun en-tête ne précise le chapitre correspondant.
De fait, comme le remarque Nicolas Dufetel, si Liszt prend la plume pour parler de la musique de Wagner (même si en réalité il parle surtout des livrets), c’est parce que selon lui seuls les musiciens sont compétents pour parler de musique. Ils sont à ses yeux plus légitimes que les journalistes et critiques. Simultanément, le titre choisi par Liszt (Trois opéras … considérés de leur point de vue musical et poétique) montre son souhait de ne pas séparer le compositeur du librettiste, conformément au vœu exprimé par Wagner lui-même. Ce qui explique que chacune des trois analyses fasse la part belle au livret et à l’argument, longuement décrit, analysé et commenté, rapporté à des sources d’inspiration universelle. Liszt ne ménage pas ses éloges : à propos de Tannhäuser, il n’hésite pas à faire part de sa conviction « que cette œuvre renferme un principe de vitalité et d’éclat qui lui sera un jour généralement reconnu ». Car il « fallait à un génie allemand quelque chose de l’universelle intuition dont Shakespeare a fait preuve pour se pénétrer ainsi du sang, en quelque sorte, de l’Antiquité, et s’inspirer à une excitation si étrangère aux ternes effervescences du Nord ». En commençant systématiquement par l’étude du texte avant de parler de la composition musicale, Liszt suit l’ordre indiqué par Wagner lui-même et rend hommage à « son mérite littéraire », qui « suffirait pour placer son auteur parmi les écrivains hautement doués du sens tragique ». La question délicate du rapport entre texte et musique n’est pas éludée. Elle est même au centre de la réflexion : « Tout musicien qu’il est, Wagner n’en reste pas moins, il est vrai, poète et prosateur distingué ; mais quelque poète qu’il soit, il ne trouve que dans la musique la complète formule de son sentiment, si bien que seul il pourrait nous dire s’il adapte ses paroles à ses mélodies ou s’il cherche des mélodies à ses paroles. »
Dans des pages inspirées, Liszt se fait esthéticien et développe une véritable philosophie de l’art et du Beau, dans un parallèle entre les arts qui lui fait évoquer aussi bien la sculpture allemande que la peinture italienne ou les romans de Balzac. Lohengrin lui apparaît ainsi comme la confirmation que pour la première fois, la musique égale la peinture dans la représentation du « pur attendrissement, [de] la sainte douleur qui saisissent les anges ou les êtres supérieurs à l’homme ». L’analyse des techniques d’écriture musicale de Wagner lui permet de déceler dans Tannhäuser ce qu’il appelle des « phrases artères », une « innovation frappante » qui est analysée également dans le texte sur Le Vaisseau fantôme comme un procédé qui « consiste à adapter aux personnages ou aux situations marquantes du drame certains motifs qu’il fait revenir soit dans l’orchestre, soit dans le chant, aussitôt que le personnage qu’ils désignent fixe l’intérêt sur lui, que la situation se reproduit ou qu’il y est fait allusion ». Il arrive aussi au virtuose d’en faire un peu trop, comme lorsqu’il évoque tout ensemble la « nébulosité de l’imagination germanique » et « le spiritualisme indélébile de l’esprit teutonique », mais la comparaison proposée entre Lohengrin et le Hollandais ouvre des perspectives (« […] un inconnu arrive porté sur les flots par une mystérieuse puissance, obligé de taire le secret de sa destinée et de son immortalité »).
En Wagner, Liszt salue enfin le fondateur de l’opéra allemand, c’est-à-dire d’un drame musical « conforme au génie de sa nation », et il appelle de ses vœux la création d’une véritable école de chant allemand qui mette fin au dilettantisme d’une excessive polyvalence.
Voilà un livre remarquable qu’aucun amateur de Wagner et/ou de Liszt ne devrait ignorer et qui éclaire avec talent un moment particulier de l’histoire de la musique, des idées et des mentalités.