Ce nouvel Opéra de quat’sous en français a été enregistré en public au Théâtre de l’Archevêché lors du Festival d’Aix-en-Provence de juillet 2023. Il n’est pas sans intérêts, au premier rang desquels figure la sensationnelle interprétation orchestrale du Balcon et de sa dizaine d’excellents musiciens sous la direction nerveuse et percutante de Maxime Pascal. Alors que l’on pouvait tout craindre de l’amplification des instruments, celle-ci met au contraire en valeur toutes les finesses de l’orchestration, et permet d’entendre la moindre de certaines notes habituellement noyées dans la masse. Une très belle réussite.
Autre intérêt, le premier enregistrement de la chanson « Pauv’ Madame Peachum », écrite par Yvette Guibert pour les représentations de la production d’Ernst Josef Aufricht dans la mise en scène de Francesco von Mendelssohn en 1937 au Théâtre de l’Étoile à Paris, auxquelles elle participa, avec entre autres Renée Saint-Cyr et Raymond Cordy. Outre cette chanson, elle avait écrit « Tu me démolis », que Weill mit également en musique. Même si rien ne prouve qu’Yvette Guilbert les ait jamais interprétées sur scène, on a plaisir à découvrir ici cet air bien en situation.
Malheureusement, le reste n’est pas du même niveau, et laisse poindre une certaine déception. Tout d’abord, techniquement parlant, l’enregistrement est loin d’atteindre les critères de qualité studio auxquels on est habitué. Il semble ne s’agir que de la copie de la bande son de la vidéo captée lors des représentations d’Aix-en-Provence. Celle-ci est assez médiocre pour les parties chantées, et si elle passe accompagnée des images et des sous-titres, elle reste souvent quasi incompréhensible sans ces derniers.
À partir du moment où il était décidé que ce CD ne conserverait que les parties orchestrales et chantées, il pouvait être tentant comme c’est le cas d’utiliser les intertextes que Brecht avait écrits pour deux projets de disques, et qui devaient également être projetés sur scène lors des représentations. Ils sont traduits ici pour la première fois par Alexandre Pateau (1988 →). Outre le fait que l’on peut se demander si ces textes sont vraiment indispensables, quelle idée étrange d’en avoir confié l’interprétation au metteur en scène du spectacle, Thomas Ostermeier, dont la diction incertaine, sinistre et monocorde n’engendre guère l’intérêt, alors que la participation des actrices et acteurs de la Comédie-Française aurait certainement fait merveille (Véronique Vella, Christian Hecq…)
Dans le même ordre d’idées, on est également obligés de s’interroger sur la qualité de la traduction d’Alexandre Pateau. On nous annonce un travail de passionné, travail participatif, travail hyper-littéraire et hyper intellectuel, travail universitaire de recherche, en parallèle avec John Gay et son Beggar’s opera (Opéra de gueux), et avec François Villon, bref on ne pouvait mieux faire ni aller plus profondément dans les racines de l’œuvre. Est-ce à dire que le résultat soit pour autant totalement convaincant ? Et en fait, était-il vraiment indispensable de remettre en cause la belle traduction de Jean-Claude Hémery (1931-1985), grand spécialiste et traducteur de Nietzsche et Brecht ? Vieillie selon certains, son côté un peu suranné renvoie pourtant parfaitement aux années 20.
Car est-il si nécessaire de vouloir à tout prix coller à la langue mixée d’aujourd’hui ? Accepterait-on qu’une réécriture de Molière induise Monsieur Jourdain à dire à Dorimène « J‘te kiffe grave » ? Bien sûr, il s’agit ici d’une traduction d’un texte daté, et en tout état de cause, les quelques essais de « modernisation » du texte d’Hémery s’étaient déjà avérés totalement ineptes. Alexandre Pateau rend d’ailleurs un hommage à son prédécesseur, où il a l’honnêteté de reconnaître : « Les mérites du texte de Hémery sont nombreux, il a conservé son charme d’antan, ses accents gouailleurs, ses trouvailles heureuses, géniales pour certaines – mais l’on peut aussi se réjouir de ce que L’Opéra de quat’sous connaisse une nouvelle vie en langue française. » Il ajoute : « Un seul désir, collectif et ardent, est à l’origine du nouvel Opéra de quat’sous que nous vous présentons ici : raviver, pour le public francophone d’aujourd’hui, la fièvre de ses premières heures. » Or « la fièvre de quat’sous » n’avait pas vraiment besoin d’une nouvelle traduction pour être « ravivée », car nullement éteinte, puisqu’elle continuait à se propager parfaitement bien toute seule, comme l’ont montré les très nombreuses productions fondées sur la précédente traduction.
Il en est de même de la fluidité des textes, qui ont souvent du mal à coller à la musique. « Brecht tenait à ce que le texte de ses songs fasse poème sur la page, et se lise aussi harmonieusement qu’il se chante. » rappelle Alexandre Pateau (notice du CD, p. 18). On peut dire que c’est peu réussi, car non seulement sa nouvelle traduction est souvent difficile à lire, mais de plus ne s’adapte pas de prime abord à la musique et aux impératifs de la voix. Se référer à François Villon pour cinq des chansons ne change rien, car ce qui compte dans le lyrique, c’est que la phrase chantée colle parfaitement avec la phrase musicale, et l’on se souvient à ce sujet du travail long et méticuleux mené par Verdi et ses librettistes. On peut rendre l’aspect chaotique brechtien sans pour autant malmener la langue chantée. Car une mauvaise connaissance des contingences vocales impose aux chanteurs des mots difficiles à articuler et qui souvent se situent mal dans leur tessiture, avec des ruptures incessantes qui en rendent la fluidité vaine, alors qu’au niveau du chant, c’est ce qui compte le plus.
Un seul exemple, dans « La Ballade de l’esclavage des sens », devenue « La Ballade de l’obsession sexuelle », Madame Peachum concluait chaque strophe par « Mais dès le soir, il a le vague à l’âme, avant la nuit, il file chez ces dames… ». Dans la version Pateau, cela devient « Avant la nuit, le r’voilà qui coïte ». En dehors du fait que les sens sont ici réduits à l’acte sexuel, prononcez cela oralement, vous verrez !
Alors, revenons à la question de base, pourquoi une nouvelle traduction, et pourquoi une traduction tout court ? En fait, la question fondamentale ne serait-elle pas plutôt (en dehors des droits d’auteur perçus par l’éditeur L’Arche) : faut-il encore traduire L’Opéra de quat’sous ? Alors qu’aujourd’hui dans quasiment le monde entier, grâce au sur-titrage, on représente les œuvres lyriques dans leur version originale (sauf à l’ENO et quelques autres), pourquoi s’entêter à le donner en version française ? Le public est tout à fait prêt à l’admettre, témoin l’énorme succès des représentations du Berliner Ensemble dans la mise en scène de Bob Wilson (Théâtre de la Ville en 2009 et Théâtre des Champs-Élysées en 2016). Mais bien sûr, on imagine mal la Comédie-Française jouer une pièce en allemand…
L’interprétation chantée est celle que toute troupe, fût-ce la Comédie-Française, peut présenter quand chacun chante comme il peut avec les moyens qu’il a. Bien sûr, elle n’en est pas, dans ce domaine, à des balbutiements. En dehors des airs chantés des comédies de Labiche et autres Cabarets, elle s’est souvent essayée avec des fortunes diverses à des œuvres lyriques, comme La Vie parisienne (1997), et déjà en 2011 L’Opéra de quat’sous mis en scène par Laurent Pelly. Tout dépend donc des comédiens pris individuellement. Certains sont aguerris (extraordinaire Véronique Vella, seule rescapée de la production de 2011, Marie Oppert, formée à l’école de la comédie musicale, ou encore Elsa Lepoivre, excellente Jenny). Aucun ne démérite, même si la prononciation (on ne comprend pas grand-chose, entre autres, à la « Complainte de Mac-la-Lame » [Mackie le surineur]) et la technique vocale sont rarement au rendez-vous. Bien sûr, ce que l’on perd en lyrique, on le regagne dans les textes parlés, mais là c’est hors du cadre du présent CD.
Pour les enregistrements en allemand, on n’a que l’embarras du choix. Pour ceux qui préfèrent une version française, celle du TEP dans la mise en scène de Guy Rétoré avec le texte de Jean-Claude Hémery (disques Jacques Canetti 1970, intégrale ou sélection) garde notre préférence. Le présent CD est sauvé par l’orchestre, mais demeure très en deçà.