Chacun sait qu’Esa-Pekka Salonen est tout autant engagé dans la composition que dans la direction d’orchestre, privilégiant les œuvres du XXe siècle et de notre temps. Depuis sa prise de fonctions à la tête du Los Angeles Philharmonic, en 1992, il s’emploie à attirer de nouveaux publics à la musique contemporaine, pratiquant régulièrement le mélange des genres.
Pur produit du sérialisme, Louis Andriessen est passé chez Luciano Berio pour enfin s’enraciner chez les minimalistes américains. Son abondante production, notamment de musiques de films, est peu connue dans notre pays. Fort prisé aux Pays-Bas comme aux Etats-Unis, il correspond idéalement aux choix esthétiques du chef finlandais. C’est la raison pour laquelle lui fut commandé cet ouvrage, à l’occasion du centenaire de l’orchestre, fruit de la rencontre du compositeur, de la poétesse flamande Delphine Lecompte et de Nora Fischer. Cette dernière, amstellodamoise, est un soprano particulièrement versatile, illustrant aussi bien le chant classique que le jazz, la pop et leurs descendants.
Une introduction et deux interludes ponctueront les cinq brèves interventions de la soliste. L’orchestre fait une place essentielle aux percussions, aux vents, à la guitare électrique et à la guitare basse, avec des cordes sirupeuses façon cinéma. La palette expressive est empruntée à tous les genres, propre à séduire le plus large public jeune. Mais on cherche vainement une organisation perceptible. Seul le texte semble maintenir un fil conducteur. Cela commence par une introduction qui pourrait avoir été empruntée aux compositions de l’Orff-Schulwerk, superbement enrichie et interprétée : des ostinati aux xylomarimbas installent un courant continu propre aux minimalistes américains, à ceci près que n’est pas Steve Reich ou John Adams qui veut.
The only one, premier « air » de la soliste, surprend à plus d’un titre. La voix est singulière, capable d’aigus filés d’une rare fraîcheur, aux intonations parfois infantiles, comme d’une raucité âpre, délibérée. La prouesse peut susciter l’admiration, mais elle laisse mal à l’aise l’auditeur familier du « grand » répertoire. On souffre, comme si la fatigue vocale extrême était la cause de cette émission singulière. Certes, les effets empruntés à toutes les musiques actuelles élargissent l’expression, outrancière, mais concourent-ils à l’émotion ?
Les textes illustrés traduisent le malaise de l’auteure en des termes prosaïques (la plaquette est exclusivement en anglais, mais la compréhension des poèmes est aisée). Contentons-nous de citer le début de « The only one » : « Am I the only one that ears the cat scratching at my mattress when I‘m not in bed when I am not at home …» Comme l’écrit Delphine Lecompte, « It was hard to stay a child ».
L’œuvre traduit bien les approches spécifiques à nos amis américains, par le métissage des genres, la recherche de couleurs vocales comme instrumentales, au détriment d’une langue musicale construite et sensible. Elle s’écoute comme une musique de film ou d’ameublement. Une débauche de moyens instrumentaux et vocaux est déployée pour une illustration musicale quasi littérale d’un étrange texte : collage de séquences expressionnistes minimalistes où se mêlent le chant a cappella, façon comptine dérisoire (« used condoms are spat in my face » ! ), la citation du Dies irae par les cuivres, des rythmiques empruntées au musical, des riffs aux harmonies recherchées. La magie des timbres, la relative étrangeté du propos témoignent d’un solide métier. La dynamique, la mise en place, les équilibres sont aboutis. La virtuosité de l’orchestre et de sa direction, une prise de son exemplaire servent parfaitement le projet. Mais l’œuvre, résolument moderniste, déconcerte. « Shame is a wasted emotion » [la honte est une émotion gaspillée] chante Nora Fischer au début de sa dernière intervention, vaste programme…
Esa-Pekka Salonen ne s’est-il pas fourvoyé avec cette réalisation magistrale d’un orchestre brillant, au service d’une œuvre étrange, qui laisse perplexe ? Une curiosité, un accident ou une dérive ?