Dans la riche discographie de Lucia di Lammermoor , la présente édition présente un intérêt particulier puisqu’il s’agit d’un retour scrupuleux à la partition originale de Donizetti. L’ouvrage, tel que nous avons l’habitude de l’entendre aujourd’hui, a en effet connu bien des modifications, venant dénaturer la version de la création. Nous retrouvons ainsi des passages souvent coupés : reprises, strette et codas, ainsi que de multiples microcoupures. A l’écoute, rien n’excuse ces défigurations ! La scène de la folie est proposée dans sa tonalité originale, de même que le duo d’Enrico et Lucia. Conformément aux usages de l’époque, il n’y a pas de suraigus conclusifs. Toutefois, la démarche musicologique comporte une erreur de taille : ces ouvrages laissaient tout de même une certaine liberté aux chanteurs et, en particulier, les reprises n’étaient pas exécutées de manière identiques, mais avec des variations propres aux interprètes, ce qui n’est pas le cas ici, par un excès de respect historiquement mal venu.
La caractérisation de la typologie vocale du rôle-titre peut sembler discussion sur le sexe des anges, mais elle importe ici, compte tenu des intentions musicologiques affichées. Pour simplifier (au risque de hérisser les spécialistes), le rôle fut écrit pour un soprano lirico-dramatico coloratura, Fanny Tacchinardi Persiani, dont la voix était décrite comme douce et légère, d’une remarquable agilité et au suraigu sûr (jusqu’au contre-fa). Persiani était également experte en variations : on la disait capable de chanter plusieurs fois de suite le même air avec des coloratures différentes à chaque fois. Les années passant, le rôle de Lucia fut petit à petit « confisqué » par des sopranos lyriques, voire des sopranos légers. On prit également l’habitude de transposer en mi-bémol la scène de folie du troisième acte, écrite en fa. De même, on transpose aujourd’hui d’un demi ton le duo entre Lucia et Enrico, sans doute pour leur permettre successivement un mi bémol et un la bémol conclusifs plus aisés. A la fin du XIXe siècle (plus de 50 ans après la création), Mathilde Marchesi écrivit pour son élève, la célèbre Nellie Melba (soprano lirico), de nouvelles variations pour conclure la première partie de la scène de la folie. Depuis, peu ou prou, c’est la version en mi bémol, avec variations, qui est défendue sur scène par la majorité des interprètes modernes, de Maria Callas (soprano dramatique pourtant !) à Edita Gruberova (colorature) en passant par Dame Joan Sutherland ou June Anderson (les plus proches de Persiani).
Dans ces conditions, le choix d’Andrea Rost est étonnant puisqu’il s’agit en effet … d’un soprano lyrique ! Le timbre est léger et clair, séduisant, naturellement associé à la fraîcheur de l’héroïne. Mais la chanteuse n’a pas l’ampleur d’un soprano plus dramatique. La voix manque de largeur, et se révèle limitée en matière de couleurs : être capable, par exemple, d’alléger ou d’assombrir son timbre en fonction des émotions exprimées, est pourtant une des bases du belcanto romantique. Si l’on ajoute l’absence de variations et de suraigus, le résultat manque un peu de variété sur la durée. Baryténor rossinien plutôt que ténor donizettien, Bruce Ford dispose d’une émission homogène sur l’ensemble de la tessiture, avec de beaux graves, un médium riche, et même un aigu jusqu’au contre mi bémol (le seul suraigu écrit, dans son duo avec Lucia). La voix manque elle aussi un peu de couleur, mais le ténor américain compense par un superbe contrôle du phrasé, et il sait insuffler une vraie urgence dans son expression. Un Edgardo atypique, mais convaincant. Aucune réserve en revanche pour l’excellent Anthony Michaels-Moore, qui allie musicalité et engagement dramatique, dans le respect des canons belcantistes, et avec ce qu’il faut de noirceur dans la voix. Il est dommage que le baryton britannique n’ait pas été davantage sollicité par les maisons de disques. En Raimondo, Alastair Miles nous gratifie d’une interprétation d’une belle musicalité, avec une voix homogène, mais le timbre est plutôt impersonnel. Parmi les seconds rôles, on remarque l’excellent Ryland Davies en Normanno, joli timbre et bonne technique.
La direction subtile de Sir Charles Mackerras surprendra les habitués d’un Donizetti martial, à la Karajan par exemple. Le chef britannique est davantage intéressé par les couleurs crépusculaires de la partition : par exemple, le prélude est ici d’un intérêt bien plus remarquable que dans les interprétations habituelles. L’orchestre est de bonne qualité ainsi que les chœurs, malgré un italien perfectible. La prise de son n’est pas toujours équilibrée (le mi bémol de Ford est un peu couvert par Rost) mais avec quelques effets de stéréophonie marquées qui rendent plus vivante l’écoute.
Au global, cet enregistrement est une façon différente d’appréhender ce chef d’oeuvre et offre une alternative agréable et intéressante aux versions de référence traditionnelles.