Dites « Lucrezia », et le mélomane vous répondra du tac-au-tac « Borgia ? », à moins que féru de baroque, il n’avance « Haendel », ou encore « The Rape of Lucrezia » pour l’amoureux de Britten… Laissons Donizetti, dont la Lucrezia est sans relation, sinon d’homonymie, à la jeune femme décrite par Tite-Live (puis Shakespeare). Rappelons brièvement les faits : Lucrèce, épouse fidèle, refuse de se donner à son cousin, qui abuse d’elle, après l’avoir menacée de maquiller le viol en adultère avec un esclave, qu’il aurait tué. Au déshonneur, l’héroïne va préférer la mort, et son récit, sa plainte sont d’une force peu commune. A la période baroque, c’est par dizaines que l’on dénombre les illustrations picturales ; si la Lucrezia de Haendel est la plus connue des cantates à voix seule ayant l’héroïne romaine pour sujet, Jérôme Corréas a eu la bonne idée d’y associer trois autres (1), toutes en italien, couvrant une quarantaine d’années. Aucune découverte mais une confrontation – fort pacifique au demeurant – de quatre traitements dans un cadre comparable, par quatre de nos plus grandes interprètes, chacune défendant sa cantate. L’ordre retenu fait fi de la chronologie, puisque c’est par Michel Pignolet de Montéclair que s’ouvre le récital pour une tragédie lyrique en miniature. Du troisième et dernier livre de ses cantates, dont c’est la neuvième, Sandrine Piau (2), dès son premier air (largo et affettuoso ; sic.), fait montre d’une belle longueur de voix, avec de solides graves pour traduire les changements d’états d’âme de l’héroïne. Le récit « Ma folle ! e cheva neggi » avec les incises des deux parties de violon, est d’une extrême souplesse et prépare l’air central, « Coraggio miei spirti », résolu et animé en diable. Poignant est le récitatif final. Le sens de la narration est exemplaire, servi par l’enchaînement de ce qui ne sont plus des numéros, et les qualités de tragédienne de la soliste font oublier les quelques rides du timbre. La basse continue n’est pas moins animée, toujours claire, franche et nuancée, aussi incisive que discrète lorsque le drame l’appelle.
La cantate d’Alessandro Scarlatti commence par un récitatif, et l’introduction d’une sinfonia de Pasquini est opportune : l’aurions-nous ignoré, que l’assemblage paraissait naturel. L’accablement, les accents dramatiques de cette ouverture s’y prêtent fort bien. Bien que le style du Napolitain-Romain soit très différent de celui de Montéclair, c’est un constant bonheur. La liberté du premier récit est exemplaire, du chant comme de la basse continue, confiée au théorbe et au positif. L’agilité, la souplesse de la voix, sa légèreté comme sa puissance trouvent une complicité de tous les instants chez Benjamin Narvey et Jérôme Corréas. La virtuosité vocale, sollicitée dans les arias centrales, éblouit, toujours au service du drame dont nous sommes les témoins. Amel Brahim-Djelloul, totalement engagée est Lucrezia, fraîche et sonore, touchante, résolue, toujours noble. Elle est bien ce soprano grave qu’appelle le rôle. Les traits illustrant son désir de vengeance, puis sa colère sont démonstratifs, et l’émotion est au rendez-vous lorsqu’elle met fin à ses jours. L’invention mélodique, l’illustration la plus juste du texte appellent à mieux connaître l’œuvre immense de Scarlatti. Un concerto à cinq de Marcello permet à l’auditeur de retrouver la sérénité.
L’incroyable faveur dont a toujours joui la Lucrezia de Haendel (3) – l’une de ses 79 cantates italiennes – s’explique par son sens dramatique, son extraordinaire qualité d’invention, sa vocalité. Quel amateur de baroque n’a en tête l’incise (« O numi eterni ») sans pour autant en identifier l’origine ? Royale et humaine, Karine Deshayes, diseuse autant que diva, retrouve là un rôle à sa mesure (4). Son naturel, son engagement, la vie des récitatifs, le feu des vocalises, la rage comme le désespoir sont exemplaires et font oublier les illustres devancières. Les traits pyrotechniques (la rage de « ruine aspetti », « questi la disperata »…) sont éblouissants et préparent d’autant mieux l’accablement, la plainte désespérée de ses adieux (« la pena ») avant que la fureur la gagne dans son geste ultime. Un moment intense, paroxystique, où les Paladins ne forment qu’un avec le chant, qu’ils servent magnifiquement.
Enfin, nous retrouvons Marcello pour une cantate dont l’incipit est « Lasciato avea l’adultero superbo », livret écouté déjà chez Scarlatti, l’initiateur. Stylistiquement, le langage a évolué en quelques décennies et la comparaison entre les deux ouvrages est intéressante. Les figuralismes imposés demeurent (sur « vendette », par exemple), avec les traits virtuoses, mais l’expression musicale est servie par une plus large tessiture, impressionnante avec ses sauts de registre, et un traitement plus sophistiqué. Lucile Richardot fait forte impression dans cette œuvre rare, et son émission, son égalité de registres, des aigus clairs comme des graves assumés avec aisance, son sens dramatique forcent l’admiration.
Bien que ces œuvres soient écrites avant tout pour la voix, rien ne distrait l’attention que l’on porte au continuo, réalisé avec goût et naturel, aussi stylé que les artistes qu’il sert. Comme pour les deux violons, la palette va de la discrétion extrême à la violence véhémente, tout est là et c’est un régal (5).
Un enregistrement à marquer d’une pierre blanche, qui accompagne l’auditeur bien après la dernière note.
(1) Signalons l’affirmation présomptueuse de l’introduction, qui assure que les quatre musiciens furent « les seuls à écrire sur le thème à l’époque baroque ». Alors que le dépouillement de tous les fonds est loin d’être achevé, on pourrait citer plusieurs compositeurs du temps ayant illustré le sujet (les opéras de Antonio Draghi, Turia Lucrezia, 1675 ; Reinhard Keiser, Die kleinmütige Selbstmörderin Lucretia, 1705...). Pour ce qui est des innombrables cantates à voix seule, nous ne connaissons de façon exhaustive que celles des « grands » compositeurs du temps, c’est-à-dire une faible partie, et il serait surprenant que ce thème n’ait pas été traité par d’autres, ne serait-ce que par la circulation des livrets (ainsi Marcello reprend-il celui d’Alessandro Scarlatti). (2) Sandrine Piau, déjà avec Jérôme Corréas et les Paladins, nous avait offert un air de la Lucrezia de Haendel dans son CD Enchantresses. (3) La liste serait longue, et certainement incomplète des grandes voix qui s’y risquèrent, et, rien que sur YouTube, ce sont plus de vingt interprétations qui nous sont proposées. (4) Elle et Jérôme Corréas l’avaient déjà gravée en 2020 (Alpha). (5) Petite observation, qui n’altère en rien le plaisir de l’auditeur : la traduction des textes, essentielle, aurait gagné à préciser le traitement que les compositeurs réservaient à chaque passage de leur livret (ex. : « Aria, largo et affettuoso... recitativo... »).