Sous-titré «la Winterreise della memoria », ce cycle de trois groupes de quatre lieder n’a de commun avec le chef d’œuvre de Schubert que la désespérance, le cheminement inexorable vers la dissolution. Luigi Nono nous entraîne aux confins extrêmes, à l’aboutissement radical du lied.
Personnalité complexe que celle d’un des premiers disparus de la génération de compositeurs « post-sériels » auxquels on doit les bouleversements musicaux qui affectèrent les dernières décennies du XXe S, disciple de Malipiero, puis de Bruno Maderna et de Hermann Scherchen, Luigi Nono épousera la fille de Schönberg. Aussi engagé et intransigeant en politique – militant au PCI – qu’en musique où ses œuvres, inaccessibles aux grand nombre, témoignaient contre la barbarie, l’inhumanité de l’homme, il a été injustement délaissé par les organisateurs de concerts et les médias. La majeure partie de son œuvre fait une place essentielle à la voix. L’opéra est illustré par Intolleranza (1960), Al gran sole carico d’amore (1975) et Prometeo (que créa Abbado en 1984).
Ce cycle enregistré fait suite à cette dernière « tragédie de l’écoute », où Prométhée lui-même n’est que « la figure emblématique d’une errance, d’une recherche, des voyageurs de la connaissance », sur un texte de son ami, le philosophe Massimo Cacciari (qui fut maire de Venise). C’est à lui que Nono dédie ce cycle de lieder sur des textes de Hermann Melville et Ingeborg Bachmann,
L’œuvre fut destinée à un concert où elle succédait à l’audition d’œuvres des XIVe et XVe S (Ockeghem, Josquin et Machaut). Ainsi en comporte-t-elle les échos : Malheur me bat, Adieu mes amours et le Lai de plour, les titres, à eux seuls, permettent d’augurer l’atmosphère si particulière des Risonanze erranti. Echos que seuls familiers de la musique ancienne peuvent déceler, mais, qu’importe, tout comme la déconstruction sémantique : les bribes de texte – plus encore que dans le Cante sospeso – interjections, cris, murmures contribuent à la tension, à l’anxiété. Les percussions comme le dispositif électronique, les sons irréels, la pureté de l’émission, les mixtures rares, l’immersion dans le son et sa résonance, les longs silences, tout concourt à nous entraîner dans un univers inouï, onirique et inquiétant. L’anxiété, l’amertume, le renoncement, la désillusion nous gagnent. Une musique pure, fascinante, une exploration du mystère sonore dont la modernité, l’actualité demeurent criantes. A de nombreuses reprises, on mesure la dette de Berio à l’endroit de son mentor.
L’enregistrement offre deux versions de l’œuvre. La toute première et la définitive (la quatrième). La créatrice, Katarzyna Otczyk cède la place à Susanne Otto (qui la réenregistra aussi en 2011, avec les Percussions de Strasbourg et le Studio de la SWF Freiburg). Friande de répertoire contemporain, cette dernière, appréciée de Claudio Abbado, a illustré Stockhausen comme Nono. La voix est chaleureuse et se marie aussi bien au tuba qu’à la flûte basse. Nos critères vocaux sont peu adaptés au traitement instrumental que lui impose l’écriture. Que le texte soit de Melville ou d’ Ingeborg Bachmann indiffère totalement : la langue en est délibérément inintelligible. La plus large tessiture est exploitée, avec des intervalles atonaux. Fréquemment a cappella, ou discrètement ponctuée de quelques sons percussifs, la voix envoûte, étrange, avec le concours du dispositif électronique : impossible de rester insensible à cette musique venue d’ailleurs. La maîtrise de tous les paramètres vocaux ferait douter du caractère naturel de la voix, tant la perfection est au rendez-vous, particulièrement dans la seconde version, confiée à Susanne Otto. Nous sommes dans une de ces œuvres dépouillées à l’extrême, cristallisation et aboutissement d’une vie.
Idéal pour s’évader du répertoire lyrique « traditionnel », pour se décrasser les oreilles, mais à déconseiller aux personnalités dépressives.