Christophe Rousset et ses amis, après avoir donné ce Thésée en version de concert au début de cette année à Vienne, Bruxelles et au TCE, nous en offrent l’enregistrement intégral, poursuivant leur exploration de la tragédie lullyste, amorcée il y a plus de vingt ans. L’ouvrage, dont on ne connaissait que quelques extraits avant 1998, fut alors découvert par William Christie, avec la révélation de Stéphanie d’Oustrac en Médée. Tout Thésée, avec ravissement, même sans bonus. Cette réalisation n’a pas été détrônée par celle, ennuyeuse, de Paul O’Dette et Stephen Stubbs (CPO 2006). A la scène, Emmanuelle Haïm l’avait monté avec Jean-Louis Martinoty à Lille et au TCE, en 2008. C’est dire si cet enregistrement est bienvenu.
Le livret, exemplaire dans ses vertus dramatiques comme dans sa langue, fut le plus célèbre de Quinault, et sa descendance nombreuse (1). Tout juste peut-on s’interroger sur le titre car la figure de Médée, la plus grande magicienne de l’héritage grec, domine la tragédie. Les puissants (Médée, Enée, Thésée, Aeglé) sont en miroir avec leurs suivants (Dorine, Arcas, Cléone) auxquels les passages légers sont confiés, pour une intrigue héroïque, galante, assortie des sortilèges de Médée.
Thésée, fils caché du roi Egée, vient libérer Athènes où, après le meurtre de son frère, de ses propres enfants puis l’abandon de Jason, Médée doit épouser le roi Egée. Or, elle aime Thésée, et jalouse donc Aéglé, dont il est épris. La magicienne, pour triompher de sa rivale, convainc Egée d’empoisonner Thésée. La reconnaissance du fils perdu du roi va précipiter l’action. L’apparition de Minerve, qui met un terme à l’incendie du palais et à l’apparition des monstres, précède le triomphe de Thésée et les réjouissances finales. Ajoutez Arcas, confident du roi, partagé entre Cléone, sa dernière conquête et la confidente de Médée, Dorine, qu’il a délaissée, et vous avez les principaux ingrédients de l’action, conduite par le continuo.
L’ample prologue (2) – pas loin d’une demi-heure – salue les victoires militaires du roi dans les Flandres : Vénus invite au retour des plaisirs puis Mars annonce le repos du guerrier. Le premier acte, à dominante martiale, offre la belle parenthèse contrastée à souhait du chœur des prêtresses. Du deuxième ou retiendra la plainte de Médée (« Doux repos… ») et son monologue « Dépit mortel, transport jaloux », mais aussi les nombreuses interventions des personnages secondaires (Dorine tout particulièrement). L’acte infernal, le troisième, après le trio léger (Arcas, Cléone et Aeglé) nous offre la scène essentielle, forte, de l’invocation et des sortilèges de Médée. Ceux-ci se poursuivent au suivant, aux dépens d’Aeglé et de Thésée. Les deux amants se retrouvent sur une île enchantée, superbe page d’un divertissement pastoral où l’amour est chanté. Le dernier, après l’ultime monologue de Médée, sera de la plus grande force dramatique, le plus spectaculaire aussi, avant les réjouissances.
La distribution, exemplaire, est homogène et réunit la fine fleur du chant baroque français. Karine Deshayes, exceptionnelle, est Médée, prodigieuse dans son incarnation exaltée. Elle traduit à merveille la personnalité sulfureuse de l’héroïque : femme autant que magicienne, attachante et détestable, passionnée, calculatrice et vengeresse, il fallait une grande tragédienne pour l’incarner. C’est chose faite. La voix est connue. Ici, impérieuse, mais aussi séductrice et insinuante, elle se délecte du mot, qu’elle colore et déclame avec une conviction qui force l’admiration. Pour écrasant que soit le rôle, notre Médée, y compris dans les airs les plus exigeants, nous offre un modèle de conduite du chant. On regrette que Thésée, ici Mathias Vidal, intervienne si peu. Il a la vaillance, l’ardeur du jeune héros, qu’il sert de son timbre clair et d’une diction exemplaire. Le style et la vérité d’expression.
Deborah Cachet nous vaut une Aeglé fraîche, courageuse et sensible. Son chant nous touche, coloré, à la douceur caressante des aigus émouvants comme la résolution farouche lors de son affrontement avec la magicienne. Egée, monarque vieillissant, aussi amoureux que calculateur, est confié à Philippe Estèphe. Peut-être l’émission claire, virile ne porte-t-elle pas assez la marque de l’âge du roi, mais on était vieux de bonne heure au Grand siècle. Guillaume Worms est à la fois ce Mars impressionnant d’ampleur et d’autorité, au prologue, puis le trop humain Arcas, amant soumis. Chacun de ces deux personnages si dissemblables est servi avec bonheur. Vénus, puis Dorine, insouciante puis jalouse de Cléone, Thaïs Raï-Westphal nous ravit de son chant, souple déclamation, dont les reprises sont ornées avec délicatesse. La voix de Marie Lys (Cléone et de petits rôles) radieuse, épanouie, nous réjouit tout autant. Minerve, la Grande-prêtresse, une divinité, sont confiées à Bénédicte Tauran, qui leur donne l’autorité et la noblesse attendues. Robert Getchell et Fabien Hyon vont intervenir fréquemment pour des figures épisodiques. Qu’il s’agisse d’incarner des divinités, de deux Plaisirs ou les deux vieillards, ils excellent dans la caractérisation des airs.
Cet enregistrement, la nouvelle référence, se signale bien sûr par sa fidélité au texte comme à l’esprit de la tragédie, dont le texte est primordial, avec un sens théâtral constant. La narration, son débit, ses accents participent à l’intensité de la musique. Le continuo, permanent, varié et inventif, soutient la dynamique de l’action. Le démiurge-dramaturge est Christophe Rousset, et on sait combien il n’a pas son pareil pour galvaniser ses troupes comme obtenir d’elles les nuances les plus ténues, les textures et les couleurs les plus réjouissantes. La direction, exigeante sans être jamais outrancière, donne vie à chacun. Grandeur, profondeur et élégance en sont la marque. Ses Talens lyriques sont un modèle de style et d’engagement et chacun devrait être cité tant les qualités en sont éminentes. Les nombreuses pages instrumentales sont illustrées avec bonheur, les danses, d’un élan jamais outré.
Le Chœur de chambre de Namur, très sollicité, se montre à l’égal de lui-même, parfait, dans ce répertoire dont il est familier. Thibaut Lenaerts lui imprime ce sens constant de l’intelligibilité et de l’expression. Les pages chorales du premier acte, puissantes, riches et complexes sont un premier régal. Omniprésent, sous toutes ses facettes (guerriers, prêtresses, le peuple, les habitants des enfers…jusqu’à celui d’épouvante à la destruction du palais de Médée) il participe à pleinement à l’action et au caractère de chaque acte.
Il faut saluer les qualités exceptionnelles de cet enregistrement, auxquelles il faut ajouter celle du livre qui accompagne les trois CD. Ainsi l’article où Pascal Denécheau (dont Thésée fut le sujet de thèse) explicite l’ouvrage. Evidemment le livret, l’iconographie, les biographies, tout est là. Un sommet de l’art lyrique, grandiose, dramatique et spectaculaire, Thésée est servi à merveille.
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(1) Haendel (Teseo), Mondonville, Gossec, Nasolini, Spontini, etc. (2) "Cirage de pompes louis-quatorzième" écrivait à son propos Jean-Louis Martinoty lorsqu’il le mettait en scène pour la production lilloise.