Alors que la pièce Les Aveugles a inspiré un opéra à Xavier Dayer en 2006 et fera en avril prochain à La Monnaie l’objet d’une création de Daan Janssens, la fortune de Maurice Maeterlinck sur la scène lyrique est décidément bien inégale : si Pelléas et Mélisande s’est imposé, y compris dans les pays qu’on aurait pu imaginer les plus réfractaires à l’esthétique debussyste, Ariane et Barbe-bleue fait figure de parent pauvre, même en France (et l’on ne parle pas de la Monna Vanna d’Henry Février ou de L’Oiseau bleu d’Albert Wolff). Il faut donc se réjouir que le label Opus Arte ait osé diffuser en DVD une captation de cette œuvre qui reste rare, malgré quelques reprises récentes. Sur le papier, cette entreprise audacieuse se justifie par quelques têtes d’affiche porteuses, qui ne tiennent hélas pas toutes leurs promesses.
La principale déception vient de la mise en scène de Claus Guth. Il semble que, victime de sa réputation, le metteur en scène suisse ait depuis peu tendance à accepter un peu trop de demandes, et son omniprésence dans les théâtres (sauf à Paris, bien sûr) l’empêche peut-être de mettre au point ses spectacles avec la même exigence que par le passé. L’unique opéra de Dukas pêche par son manque d’action, la chose est connue, et personne n’est vraiment parvenu à le faire fonctionner à la scène. Claus Guth nous plonge dans un de ces sordides faits divers dont les actualités nous ont donné récemment plusieurs exemples nauséeux : la séquestration en famille. Enfermées dans une cave lépreuse, affligées de désordres psychiques et autres troubles obsessionnels du comportement, les cinq épouses précédentes se grattent, se mangent les cheveux, se tordent les bras (dans le Lohengrin de la Scala, Guth avait également choisi de faire de deux héros des personnalités borderline). Le tout dans un décor sur deux niveaux qui limite considérablement l’aire de jeu et dont la blancheur évoque la laideur d’un hôpital de jour.
Mieux vaut donc fermer les yeux pour visionner ce DVD. Heureusement, la musique est là, et en matière d’orchestre, l’oreille est comblée. Stéphane Denève dirige avec conviction la partition de Dukas, dont il fait valoir les différentes influences : wagnérisme rutilant, clins d’œil à Debussy, et chatoyance des timbres évoquant les compositeurs russes. Voilà un chef qui aime la musique française et qui sait la défendre. L’orchestre étant un des protagonistes essentiels d’Ariane et Barbe-bleue, c’est là déjà un point très positif. Des quatre premières épouses qui chantent (Alladine est un rôle muet), il n’y a pas grand-chose à dire : leur diction française est inégale – seule Salomé Haller est francophone, mais on n’a guère le temps de le remarquer, vu le peu que Bellangère a à chanter – mais les voix sont belles. Patricia Bardon, déjà Nourrice dans l’intégrale parue en 2007 chez Telarc, a exactement le timbre requis pour le personnage, sa prononciation est très bonne, mais se perd complètement dès qu’elle doit lutter avec l’orchestre, ce qui arrive assez souvent lors de l’ouverture des portes. Même dans le rôle brévissime de Barbe-bleue, José van Dam ne peut masquer son usure vocale : les fins de phrase sont incertaines, le grave est laborieux, même si l’autorité scénique est inentamée. Quant à Jeanne-Michèle Charbonnet, qui tenait le rôle d’Ariane à Dijon le mois dernier, elle est certes le grand soprano dramatique qu’appelle cet opéra, mais sa fréquentation constante du répertoire wagnérien commence, pour elle aussi, à se faire sentir, et le vibrato est souvent par trop présent. Ariane et Barbe-bleue reste décidément une œuvre bien difficile à réussir, à la scène autant qu’au disque.