Ce disque a tout pour plaire. Un packaging somptueux, un minutage généreux, des textes de présentation bien documentés, une prise de son de référence, une tête d’affiche qui compte parmi les meilleures chanteuses de sa génération, sans oublier un répertoire présenté sous un jour nouveau, avec des accompagnements pour piano ou ré-orchestrés par Schönberg.
D’où vient alors ce sentiment d’insatisfaction qui nous envahit à l’écoute des 77 minutes d’un Mahler ouvragé avec tant de soin ? Il y a d’abord un problème de cohérence. On comprend la démarche de l’interprète, qui veut se faire une place dans une discographie surchargée, et qui va donc choisir des versions plus rares de ces lieder de Mahler enregistrés et ré-enregistrés par tant de grands noms. Mais franchement, on ne voit pas ce que la version de chambre signée par Schönberg apporte aux Chants d’un compagnon errant. Malgré le soin mis par le père de la musique contemporaine à différencier tous les timbres et à rendre ainsi hommage à la pensée polyphonique de Mahler, sa transcription ressemble à une toile d’araignée musicale, mince et diaphane, privant ces cris de rage de leur force et de leur impact. Plus loin, on s’étonne d’entendre des Rückert lieder sous leur forme orchestrale, alternant avec des accompagnements de piano. Le choix semble arbitraire : un lied comme « Um Mitternacht » ne gagne rien à perdre ses vents aux sonorités sépulcrales, pas plus que « Liebst du um Schönheit », qui sonne petit sans ses vagues de cordes. Et pourquoi avoir enregistré seulement 4 des 5 lieder du cycle ? Que viennent faire ces pages de jeunesse au milieu ? Une impression de fouillis domine.
L’autre raison de malaise, et il nous est infiniment pénible de l’écrire, c’est Bernarda Fink elle-même. Et la première concurrence à laquelle se heurte la mezzo-soprano, c’est … elle-même. Elle nous a tant habitué à l’excellence dans ses réalisations précédentes que, forcément, la barre est placée très haut. La voix reste magnifique, et elle est bien conduite, mais des duretés se font jour dans l’aigu, très étonnantes chez une artiste qui a toujours placé l’onctuosité en tête de ses priorités. Le vibrato parasite parfois la justesse, dans les Kindertotenlieder par exemple. Mais, signe que Bernarda Fink reste une immense musicienne, elle parvient à faire un atout de ces (relatives) faiblesse : les fêlures de sa voix apparaissent comme le reflet de la douleur des parents face à la disparition de leurs enfants. Et le timbre reste absolument somptueux, de même que la diction. L’accompagnement de l’orchestre autrichien restitue les atmosphères avec beaucoup de finesse, et le pianiste met dans son instrument autant de couleurs qu’il peut. Bref, cessons de pinailler, et reconnaissons que Bernarda Fink a réalisé un très beau disque, qui a pour seul défaut de se situer un peu en retrait par rapport à ses autres enregistrements. Il faut bien que les critiques servent à quelque chose …