Quelle surprise de découvrir Sonya Yoncheva dans les Rückert-Lieder ! La couverture de cet album, sombre, où la diva pose, en robe du plus strict noir, aux côtés de Rafael Payare tranche avec celle de son opus précédent, The Courtesan (le titre est éloquent) sorti il y a tout juste un an, et où elle apparaissait, en robe rouge sang, dans les parfaits attributs de la femme fatale.
C’est que la matière n’est pas la même, il faut en convenir. Le Mahler des dernières années (à partir de 1901), est obsédé par la maladie et la mort, qui rôdent autour de lui. L’été 1901 (Mahler composait essentiellement l’été, pendant la pause estivale de l’Opéra de Vienne) marque le début d’une transformation dans la thématique travaillée. Les cinq lieder sur des poèmes de Friedrich Rückert composent un cycle qui nous conduit progressivement vers les plus profondes angoisses du poète – et du musicien. Ich atmet’ einen linden Duft, qui ouvre l’ensemble, est le seul poème de l’insouciance, de la félicité enivrante. Avec Blicke mir nicht in die Lieder, l’auditeur débute un lent et irrévocable cheminement qui le conduira, avec le célèbre Ich bin der Welt abhanden gekommen, dans la plus extrême solitude, elle-même annonciatrice de la mort.
Loin des paillettes donc et de l’amour faisant feu de tout bois, nous attendions Sonya Yoncheva dans ce registre de l’intime, de l’angoisse et du retrait du monde. Apparition furtive faut-il le préciser puisque ce cycle, couplé avec Ein Heldenleben de Richard Strauss, (héros et anti-héros ?) ne nous permet de goûter la voix de la soprano bulgare que le temps de ces cinq brèves mélodies, à peine dix-huit minutes sur les soixante-cinq que dure l’enregistrement avec le poème symphonique de Strauss. C’est la première déception de ce qui nous est annoncé comme le dernier enregistrement en date de Sonya Yoncheva.
Mais pas la frustration principale ; celle-ci nous vient de la prise de son (que l’audition du poème symphonique laissait présager) qui ne permet à aucun moment de goûter réellement la qualité du chant dans tous ses attendus, c’est-à-dire dans sa précision d’orfèvre. Ces lieder sont brefs mais ils ont été ciselés au laser et c’est toute cette précision qui nous manque. On se demande même comment les équipes techniques, et particulièrement celles de Yoncheva, ont pu délivrer l’imprimatur à cette copie qui laissera non seulement les aficionados de la Bulgare, mais aussi tout amateur de musique, sur sa faim et c’est peu de le dire.
Le déséquilibre avec l’orchestre est patent ; tout se passe comme si Rafael Payare, à la tête de l’orchestre symphonique de Montréal, menait son orchestre dans la veine du poème symphonique qui précède. Or non, dans les Rückert-Lieder, comme dans tout cycle de lieder en réalité, c’est la voix qui est mise en avant, l’orchestre, ou l’accompagnement en général, doit se mettre au service de la voix et non vouloir la concurrencer. Ici, la voix de Yoncheva est sans cesse en retrait, comme si elle était placée derrière l’orchestre et il faut littéralement tendre l’oreille pour essayer de percevoir ce qui fait toute la beauté et la force de ces morceaux : la diction, la précision du détail, les consonnes finales, partie intégrante de l’allemand chanté. Dès le premier opus, Ich atmet’ einen linden Duft, dès le premier vers même, les deux consonnes finales nous échappent, et il en sera de même à chaque fin de phrase mezzo piano ou piano. Pour le reste en revanche, Yoncheva rend remarquablement la suavité du poème (l’ultime « linden Luft » soufflé est bouleversant). De même dans le quatrième poème Liebst du um Schönheit, la sensualité de la voix, l’extase retenue, font merveille. Um Mitternacht laisse apparaître quelques difficultés de prononciation (« Hab’ » et les finales en « acht » ) qui n’entament toutefois pas l’ambiance dramatique de l’ensemble.
La pièce maîtresse du cycle Ich bin der Welt abhanden gekommen, nous laisse malheureusement aussi sur notre faim, pour les raisons déjà indiquées, ce lied faisant une place de choix au discours mezzo piano.