On n’ira certes pas prétendre qu’aucune symphonie de Mahler soit facile à jouer, et encore moins à enregistrer. Ceci étant posé, la Deuxième est sans doute celle qui pose le moins de défis au chef : sa trajectoire rectiligne de l’ombre à la lumière, sa montée en puissance progressive, son usage logique des moyens musicaux, qui s’additionnent au lieu de se disperser comme dans la Troisième, la luminosité de son finale, le récit qui sous-tend le texte musical, tout concourt à rendre l’œuvre lisible, et à assurer son effet, au concert comme au disque. Il suffit de se laisser porter par le souffle ardent du lyrisme mahlérien, de lier les différents épisodes de l’épopée, de faire confiance au texte, et le tour est joué. On comprend d’autant moins l’échec patent de Semyon Bychkov. Alors que ses deux premiers volets de ce qui s’annonce comme une nouvelle intégrale (la Quatrième et la Cinquième) posaient des jalons plus que respectables, on est surpris de voir un chef confirmé s’effondrer de la sorte dans un enregistrement studio. En matière d’interprétation, Bychkov ne semble avoir pour seul projet que de morceler le texte musical en une multitude de micro-épisodes sans lien les uns avec les autres, transformant ces 86 minutes en une succession de déflagrations suivies des plus impalpables pianissimi, sans qu’on perçoive la moindre nécessité dans le passage de l’un à l’autre.
Cette sollicitation excessive du texte est particulièrement irritante dans le premier mouvement, qui ne parvient jamais à trouver son unité et qui donne le mal de mer à force d’hésiter entre des affects qui sonnent arbitraires. On dirait que le chef prend un malin plaisir à donner raison aux critiques de la création, qui n’entendaient dans tout cela que charivari. Debussy, qui parlait de « géant pneumatique », peut respirer d’aise. Le second mouvement est mieux venu, encore qu’il reste en deçà de son potentiel poétique, et que la séquence des pizzicati soit beaucoup trop lente et amorphe. Le scherzo n’avance pas, et on se surprend à regarder sa montre, alors qu’il s’agit normalement d’un épisode haletant, où l’on est comme suspendu à la baguette du chef. Mais comme tout cela sonne engoncé, lourd, bruyant et sans profondeur. Le Urlicht passe sans problème, grâce aux cuivres d’un Orchestre philharmonique tchèque qui restent de grands musiciens (les trompettes!) et au beau mezzo d’Elisabeth Kulman, qui sait phraser son lied avec volupté.
Hélas, le finale renoue avec tous les défauts mentionnés, et ne quitte jamais un ton séquentiel et anecdotique, faisant ressembler la vaste fresque apocalyptique à un banal péplum. On aurait pu espérer que l’intervention chorale sauve les meubles, mais le Chœur philharmonique de Prague est d’abord mal capté (un son trop diffus), sa diction allemande est indécise, et il se prend les pieds dans le tapis à plusieurs reprises, notamment lorsque le tempo accélère, et que les phrases doivent rebondir d’un pupitre à l’autre. Plutôt que de voltiger, elles se trainent et l’effet global est complètement manqué.
Cet enregistrement est-il dépourvu de qualités? Certes non. On l’a dit, le Philharmonique tchèque reste une phalange de premier ordre, et la façon dont les cordes détaillent leurs différents niveaux d’écriture peut émerveiller par moments, de même que certaines individualités dans les bois (les flûtes). Deux problèmes cependant : ces belles sonorités ne se distinguent plus guère de celles que l’on trouve sur le circuit international, et surtout elles ne sont pas vraiment utilisées par le chef pour construire quelque chose de cohérent au niveau interprétatif. On mettra cependant à part la prestation de la soprano, Christiane Karg, dont la voix échappée du paradis et la délicate fêlure planent des années-lumières au dessus de tout ce pensum. Bernstein, Mehta et Haitink peuvent dormir sur leurs deux oreilles, leur suprématie discographique n’est guère menacée.