Cet enregistrement des Troyens, qu’on n’ose qualifier d’intégrale, est à prendre d’abord comme un témoignage du malentendu qui empêcha longtemps la France d’honorer dignement l’un des ses plus géniaux compositeurs. Le concert que propose l’INA date de 1956, soit un an avant la première véritable intégrale en un soir à Covent Garden, et cinq ans avant que l’Opéra de Paris se décide à remonter l’œuvre, mais dans une version « condensée ». Et de condensation, il était bien sûr déjà question ici. « Parmi tant de pages sublimes, on bute parfois sur telle autre où le goût de l’époque s’affiche avec une trop voyante complaisance… Il y a de quoi émonder de cette partition ce qui est nécessaire, pour l’inclure dans une soirée théâtrale courante », affirme avec un aplomb invraisemblable la très pompeuse présentatrice pour justifier le charcutage de la partition, « sans rien sacrifier que des longueurs ou des inutilités ». Que tous les ballets soient coupés, on pouvait s’y attendre, mais ce à quoi rien ne nous prépare, c’est le rapiéçage absurde auquel on a droit, en particulier dans La Prise de Troie. « Dieux protecteurs » se retrouve ainsi collé directement au chœur d’entrée des Troyens. Privé de son monologue d’entrée et de son duo avec Chorèbe, le rôle de Cassandre se réduit comme peau de chagrin. Faut-il le regretter, lorsqu’on entend l’Américaine Ethel Semser, voix imposante mais dénuée de ce drapé, de cette noblesse qu’ont si bien su y mettre d’autres titulaires ? La frémissante Didon lui convient en fait beaucoup mieux, et son français devient également plus net dans la deuxième partie de l’ouvrage. Mais bientôt allait venir Crespin, qui remettrait les pendules à l’heure en montrant comment interpréter ces héroïnes. Heureuse surprise, Louis Rialland est un assez bel Enée, alors qu’on ne l’attendait pas dans un rôle aussi lourd (rappelons qu’il créa l’année suivante l’Aumonier dans Dialogues des carmélites). Modérons cependant notre enthousiasme, puisqu’il se dispense évidemment de l’aigu sur « Bienfaitrice des miens ».
Autour d’eux, la distribution – très réduite puisqu’elle n’inclut que six autres artistes – va de l’indigne au bon. Joseph Peyron est un Hylas abject, dont le « Vallon sonore » mérite qu’on se bouche les oreilles tant il est défiguré par des intonations plébéiennes. Pourquoi avoir demandé à l’excellent Lucien Lovano de parler au lieu de chanter l’intervention de l’ombre d’Hector ? Le baryton-basse y murmure d’une voix complètement décolorée, comme si un spectre devait nécessairement être dépourvu de la faculté de donner de la voix. Jeannine Collard est une Anna acceptable, au timbre très grave. Le chœur et l’orchestre tiennent correctement leurs rôles, mais voilà un enregistrement dont l’intérêt risque fort de rester exclusivement historique, comme modèle de ce qu’il ne faut surtout pas faire de Berlioz.