On se réjouit toujours d’entendre enfin la musique de ces noms dont la gloire n’est plus exaltée que par les chroniques et les musicologues. En effet, hormis quelques extraits de La Flora (1680 et 1706), Marc’Antonio Ziani (ca 1653 – 1715) n’a guère connu les faveurs du disque, pas plus que son oncle, Pietro Andrea Ziani (1616 – 1684).
Maîtres reconnus dans le genre lyrique rayonnant depuis la Sérénissime, ces deux Vénitiens furent joués dans toute l’Italie et appelés au-delà des Alpes. L’un et l’autre s’illustrèrent à la brillante cour de Vienne, le premier au service de la Reine douairière de Pologne Éléonore entre 1663 et 1667, le second comme vice-maître de chapelle de 1700 à sa mort en 1712, servant successivement Léopold Ier, Jospeh Ier et Charles VI.
Au sein de cette cour impériale très mélomane, Marc’Antonio s’inscrivit dans les pas de son oncle en créant des pièces de circonstance, opéras légers ou sérieux et oratorios. L’empereur Léopold Ier, fin musicien, avait lui-même porté le genre du sepolcro, oratorio typiquement viennois autour du thème de la mort de Christ joué avec costumes et décors pour le Vendredi saint. Le disque nous en a présenté moult exemples signés de Léopold lui-même ainsi que Draghi, Pietro Andrea Ziani (Assalonne punito), Bononcini, Fux ou encore Caldara.
Dans cet avatar daté de 1706, la Mort (alto) et le Démon (basse) se réjouissent de la disparition du Christ ; la Nature humaine (ténor) exprime son désarroi, mais retrouve sa sérénité grâce aux interventions de la Foi (soprano) et de l’Âme d’Adam (soprano), tour à tour consolantes ou péremptoires. L’oratorio se clôt sur la promesse de la Résurrection.
Ces arguties spirituelles ne passionneront sans doute qu’une frange du public, mais l’œuvre a le bon goût d’être brève, et le livret ne manque pas de passages bien troussés servis par une musique vivante et une interprétation très engagée. Dans le genre, certes, les oratorios romains de Haendel contemporains l’emportent en termes de contraste et de force dramatique. Marc’Antonio Ziani, d’une bonne génération plus âgé, a pour lui une écriture constamment élégante et une délicate invention au service d’une instrumentation colorée en phase avec le goût de la cour viennoise. Les arias, parfois assez courtes, sont toutes da capo, les ritournelles parfois placées à la fin de l’air pour un effet dramatique.
Sous la houlette d’Étienne Meyer et Judith Paquier, Les Traversées baroques servent très joliment cette œuvre en soulignant peut-être ce qu’elle tient encore du seicento avec le recours aux sacqueboutes pour les parties de trombone, la réalisation des récitatifs et notamment la place de choix accordée aux cornets à bouquin – certes requis par Ziani. L’œuvre y gagne une coloration assez singulière. Les récits sont animés et les airs sont rendus avec les nuances et la sensibilité escomptées, un peu sagement parfois (« Reo traditor »). On goûte particulièrement les belles teintes des vents et des cordes.
La Natura Umana tient un rôle pivot, et Vincent Bouchot sait capter l’attention par un fort engagement et des couleurs parfois androgynes dans l’aigu qui ne sont pas inintéressantes dans cette allégorie (« Misera Umanità »). On pourra néanmoins souhaiter davantage de soutien et estimer que tant d’affectation rend les airs doloristes plus démonstratifs que touchants (« Duro cor », « Quel dolor »).
Emphase toute indiquée dans le cas du Demonio, dont l’écriture vocale est de loin la plus exigeante de la partition. Yannis François y croque le texte avec gourmandise. Dealer d’airs à vocalises pour nombre de ses collègues, le chanteur et chercheur peut à son tour faire montre de ses capacités en affrontant les coloratures tortueuses et les périlleux intervalles que Ziani a confiés à son Démon, particulièrement mis en avant dans 4 airs et un duo. Cornets, bassons ou sacqueboutes colorent brillamment ses interventions hautes en couleur, et l’agité « Or lusinghiero » est un des clous de l’oratorio.
Fort caractère également pour La Fede (la Foi) de Dagmar Šašková, soprano auquel on pardonne quelques duretés à son entrée. L’aigu n’est pas non plus le meilleur de Capucine Keller, Anima d’Adamo appréciable par son éloquence et la finesse du chant. Notons qu’à la création ces deux voix de soprano étaient confiées à des chanteuses, phénomène très récent à la cour de Vienne. Dans un rôle en retrait, le falsettiste Maximiliano Baños n’imprime pas de caractère particulier à la Mort, mais chante avec probité (beau « Chi fù detto »).
Dans l’ensemble, cette équipe livre une lecture très vivante et expressive d’un Ziani qu’on a plaisir à découvrir dans de bonnes conditions.