Écrire sur Norma par Maria Callas, c’est écrire sur une de ces rencontres entre un rôle et un artiste comme l’histoire de l’art lyrique en compte peu. Aussi injuste que cela puisse paraître au regard des mérites déployés par Mesdames Sutherland, Caballé, Scotto, Gencer, Sills ou Gruberova : une fois pour toutes, et bien au delà du petit milieu des mélomanes avertis, Norma c’est Callas (à moins que ce ne soit l’inverse). On n’écrira pas ici une monographie afin de détailler les raisons qui fondent cette adéquation magique. On se contentera de rappeler que c’est à Maria Callas que l’on doit d’avoir fait sortir cet opéra des limbes où le cantonnait l’écriture particulièrement périlleuse de son rôle titre, pour lui assurer une notoriété certaine et durable. C’est parce qu’il y a eu Callas dans Norma que « Casta Diva » est devenu culte au point – horrosco referens ! – de servir d’attribut à d’obscures réclames télévisées.
Callas est présente à neuf reprises dans la discographie de l’œuvre, dont deux en studio. Myto Historical réédite le deuxième des témoignages live connus (la discographie est inaugurée par la représentation du 23 mai 1950 à Mexico).
Disons-le d’emblée : si on vérifie ici l’adéquation magistrale de la soprano à ce rôle si difficile, il ne s’agit pas, loin s’en faut, de sa Norma la plus convaincante. On commencera par observer que la discographie trouve notre diva mieux entourée. Ici, on a – au mieux – de la solidité, mais de génie, point. Giacomo Vaghi est un Oroveso robuste et parfois inspiré (« Si parlera terribile »), même s’il est affligé d’un vibrato gênant dans les passages lents. Le Pollione de Mirto Picchi offre un métal flatteur et une quinte aiguë solide, mais reste totalement étranger à la vocalisé bellinienne : c’est un ténor di forza, incapable d’alléger sa voix. C’est flagrant dans les passages rapides. Quant à l’Adalgise d’Ebe Stignani, elle est déjà dans son automne. En dépit d’une probité de tous les instants et malgré quelques scènes réussies où sa voix rougeoie encore avantageusement, elle est plus d’une fois contrainte de se réfugier dans le cri. Là encore, on est à des années lumière des exigences du belcanto. La distribution offre enfin un petit clin d’œil avec la présence de la jeune Joan Sutherland dans le rôle de Clotilde. Que l’on n’attende cependant pas d’étincelles entre Callas et celle qui, dans bien des rôles, allait prendre sa suite : le rôle de Clotilde est en effet des plus insignifiants et ne s’y prête vraiment pas. Au moins les chanteurs sont-ils, ce soir là, dirigés par un chef qui, lui, est dans son élément. La direction du maestro Vittorio Gui est un régal de vivacité et sait en permanence maintenir la tension et relancer l’action, sans jamais oublier l’émotion. Un vrai chef de théâtre. Voilà qui nous change des baguettes émollientes des Serafin ou Votto.
Et Maria Callas ? Certes, il y a bien ces accents bouleversants de vérité qui, pour l’éternité, appartiennent à l’histoire du chant enregistré. Il y a ces fulgurantes théâtrales qui hantent à jamais une fois qu’on les a entendues. Il y a ce génie de la ligne, du mot projeté, cette capacité à assumer crânement l’écriture meurtrière du rôle, ses écarts de tessiture insensés, sa tension extrême dans le registre aigu de la voix. Il y a aussi cette maîtrise sidérante de la technique belcantiste, ces vocalises d’une netteté et d’un fini inapprochables, reposant sur une science du souffle comme on en connait peu. Et aussi cet aigu encore glorieux…
C’est déjà beaucoup, et cela n’a pas de prix. Mais l’honnêteté oblige à reconnaître que ce soir là, il y a aussi chez Callas une relative méforme. Elle se traduit par une sorte d’anxiété latente durant toute la soirée, à commencer par l’entrée où l’on ne sent vraiment pas la diva sûre d’elle. A bien des endroits, la voix est lourde, les aigus sont métalliques. Le début du deuxième acte la trouve comme inquiète, la voix ne se libère pas comme elle le fait habituellement. Il en découle, pour l’auditeur, une frustration certaine, car en ce début des années 50, les moyens vocaux sont encore inentamés : cette Norma laisse deviner plus qu’elle ne montre. Entendons nous bien : ces réserves ne valent que face à d’autres prestations de Callas dans le même rôle et on en apprendra bien plus sur Norma au hasard d’un accent de ce soir-là qu’en bien des intégrales. Mais qui veut savoir à quel niveau le génie de Callas pouvait se situer dans ce rôle – sans doute celui, avec Violetta et Tosca qu’elle aura le plus marqué de son empreinte- ira écouter ses témoignages de 1953 à Trieste (avec Corelli et Christof !) et de 1955 (en juin à la RAI de Milan, avec Del Monaco et Stignani, en décembre, pour l’ouverture de la saison de la Scala avec Del Monaco et Simionato). Ils y trouveront des soirées d’opéra parmi les plus grisantes de l’histoire du disque, de l’histoire tout court, en réalité.
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Norma | Vincenzo Bellini par Maria Callas