Alors qu’elle s’apprête à chanter Fricka dans l’Or du Rhin au Théâtre Royal de la Monnaie, Marie Nicole Lemieux fait paraître ces derniers jours un disque récital de toute beauté, qui associe les Nuits d’été de Berlioz, qu’étonnamment elle n’avait pas encore enregistrées, avec deux autres cycles de mélodies françaises avec orchestre : le Shéhérazade de Ravel et, beaucoup plus rare au disque, les Mélodies persanes de Saint-Saëns.
N’y allons pas par quatre chemins : ce disque est la perfection même.
Au premier plan, il y a la voix de Marie-Nicole Lemieux, délicieusement timbrée, voluptueuse, souple, généreuse et capable d’une grande variété de couleurs. De cet instrument fabuleux, la cantatrice fait un usage savamment dosé, raisonné, intelligent dont est exclu tout excès, et qu’elle réussit sans peine à intégrer dans le discours orchestral, malgré une prise de son qui la met très en avant. Il y a ensuite une musicienne accomplie, qui aime les détails soignés, les petites attentions qu’on n’entend pas ailleurs, les inflexions subtiles, tout ce qui fait le charme des mélodies lorsqu’on ne les prend pas à la légère, mais au contraire comme la quintessence de l’art du chant à son plus haut niveau. La connaissance de ce répertoire, la longue maturation qui lui a permis d’arriver à ce degré d’intimité et de raffinement, trouvent ici leur épanouissement, qui est un véritable aboutissement.
La diction française n’est pas seulement impeccable, elle est extrêmement subtile : Marie-Nicole Lemieux joue des consonnes comme d’un élément de ponctuation, et des voyelles comme d’autant de traits de couleur, donnant à chacune sa vraie valeur, le tout intégré dans un discours fluide, gouleyant comme un bon vin, charpenté, sans aucune fadeur et parfois aussi plein d’humour. Tout cela est bien sensible dans les Nuits d’été, maintes fois données en concert, et fixées ici dans un état de pleine maturité, comme un travail abouti.
Qu’en est-il des deux autres œuvres ?
Elles sont bien rares en concert ces Mélodies persanes de Saint-Saëns, et plus encore dans leur version orchestrée, dont je ne sache pas qu’elles aient été fréquemment enregistrées en entier. Composées pendant le siège de Paris en 1871, nimbées de l’esthétique parnassienne alors en vogue, ces mélodies ont été pensées en hommage au peintre orientaliste Henri Regnault, ami proche du compositeur, tombé sous les balles prussiennes à la bataille de Buzenval. Assez sobres, sans éléments orientalisant excessifs, elles sont caractérisées par un côté sombre dégageant une certaine poésie de la mort. Pleinement consciente de cette atmosphère particulière, l’interprétation de Maire-Nicole Lemieux, discrètement soutenue par l’orchestre, est une forme de méditation mélodique très réussie qui donne envie d’y revenir, et d’y revenir encore, une sorte de délectation morose dont on ne se lasse pas.
La même qualité se retrouve dans le Shéhérazade de Ravel, avec un orchestre de Monte Carlo plus chatoyant, très bien mené par Kazuki Yamada, grand maître de la couleur qui réussit à évoquer cet orient tout imaginaire au sein duquel la chanteuse n’a plus qu’à se laisser porter et déposer son chant, comme intégré à la trame instrumentale, ce qu’elle réussit magnifiquement.
Il y a aussi, au-delà de la perfection qu’on vient de décrire, que Marie-Nicole Lemieux nous révèle, peut-être malgré elle, une certaine nostalgie de la beauté inaccessible, un vertige qui apparait lorsqu’on pense avoir tout dit, la béance vertigineuse de ce qui ne pourra jamais être dit de ces œuvres immenses, dont il reste toujours une dimension cachée, particulièrement sensible ici dans Ravel.