C’est un disque-récital à l’ancienne, comme ceux de Caballe, Te Kanawa, Callas ou Tebaldi dont elle se grisait adolescente. À moins que ce ne soit une luxueuse carte de visite, un forget me not à l’attention des directeurs de maisons d’opéra, étonnant de la part de l’un des plus beaux sopranos lyriques actuels, manière de leur dire : « Maintenant je suis prête pour Tosca (qu’elle raconte avoir refusé sept fois, estimant que c’était trop tôt) ou pour Lisa, ou Adriana Lecouvreur… »
Le seul petit reproche qu’on pourrait lui faire, c’est de ne pas sortir de sentiers très rebattus. Mais ce serait se plaindre que la mariée soit trop belle, et de fait elle est très belle…
Elle qui chante surtout les Bellini-Donizetti-Verdi, voici Marina Rebeka s’approchant de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, d’un répertoire où régna Renata Tebaldi. À laquelle on pense sans cesse en écoutant ce récital, non seulement à cause des airs choisis, mais par la manière dont Marina Rebeka les aborde. Un soin extrême porté à la beauté du chant (c’est parfaitement réussi) davantage qu’à l’expression. Non plus qu’à la caractérisation des personnages.
Opulences pucciniennes
De Puccini, le mieux représenté ici, la belle Lettone a chanté à la scène jusqu’ici Musetta, Mimi, Cio-Cio-San. Elles sont présentes toutes trois. Le « Quando me’n vo’» de la première est idéalement léger, enivrant, éclairé de notes hautes aériennes, sans préjudice d’un registre central très rond et sensuel. Le « Si, mi chiamano Mimi » descend un peu plus bas, comme pour démontrer la longueur et la solidité de la voix et son homogénéité sur toute la tessiture. Ce n’est plus la touchante Mimi que suggérait une Freni, c’est un grand (et fastueux) soprano toutes voiles dehors ! Quant à « Un bel dì vedremo », c’est en effet à Tebaldi qu’il fait penser : privilégiant une ligne marmoréenne plutôt qu’évoquant la fragilité du personnage, l’air en acquiert une impérieuse grandeur.
On l’a compris. L’émotion n’est pas toujours au rendez-vous, mais quel brio ! L’air de Marguerite, « L’altra notte in fondo al mare », extrait du Mefistofele de Boito, éclairé de superbes coloratures, belle démonstration de maîtrise du cantabile, semble à l’opposé de la douleur callassienne.
Et quelle somptuosité dans l’air d’Adriana Lecouvreur, « Io son l’umile ancella » : « humble servante », rien n’est moins sûr en l’occurrence… Mais la conduite du chant jusqu’au messa di voce sur le la bémol final est d’une élégance sans faille. On en dirait autant pour l’autre rôle de grande théâtreuse que Miss Rebeka rêverait d’incarner : le « Vissi d’arte » de Tosca, opulent, idéal de legato grâce à un souffle sans limite, d’une souveraine rutilance, où se glissent quelques notes filées subtiles, est la marque d’un soprano lyrique de haut vol.
Grand style
Justement, « La mamma morta » est pur lyrisme, d’un goût parfait, rappelant (en nettement moins passionné, avouons-le) le grand style à la Tebaldi : aucun des excès qu’on entend parfois. Le declamato initial, dans le plus grave de la tessiture, est constamment retenu, très chaud, avant la grande exaltation de l’andantino, montant jusqu’au si final. C’est l’une des belles plages de cet album, qui n’en manque pas.
L’air de Nedda dans Pagliacci, « Qual fiamma… Stridono lassù », bénéficie de la direction très souple de Marco Boemi et, paradoxalement, Marina Rebeka y apparait beaucoup plus animée, changeante, charmeuse que lors des représentations aux Arènes de Vérone à l’époque de l’enregistrement de ce disque. En revanche, l’air de Doretta, extrait de La Rondine, pourra sembler écrasé sous des moyens disproportionnés… de même que l’inévitable « O mio Babbino caro », lui aussi plus diva que nature.
Chanter dans son arbre…
Sortant du répertoire italien, deux plages splendides issues du répertoire slave, l’Hymne à la lune de Rusalka donne à entendre la maturité du timbre, une chaleur du bas de la tessiture, sans que le haut ait rien perdu de sa transparence, ni de son agilité. Beaucoup de sensualité, de tendresse et un merveilleux legato : tout semble sous contrôle et pourtant l’impression d’un abandon familier (le fameux arbre généalogique ?)
Et, surtout, un air d’Elsa, « Otkuda eti slyozy, zachem one ? », extrait de La Dame de Pique, qui, lui, n’est certes pas en déficit d’incarnation ! Dramatique et douloureux, superbement timbré, puissant, porté par la direction passionnée de Mario Boemi, excellent tout au long du disque, tout comme l’Orchestre de l’Opéra de Wroclaw (bois magnifiques), Rebeka semble y délaisser un instant son parti pris de chant pur et distancié, pour s’y engager tout entière, voix et âme.
Très bel album donc, qui peut-être éblouit davantage qu’il touche. Très maîtrisé, presque trop. Mais témoignage d’une voix dans sa luxueuse maturité, en excursion sur des terres nouvelles. Et qui s’achève avec un très effusif « Ebben! Ne andrò lontana » de La Wally : phrasés magnifiques, effets d’allégements, graves troublants, legato sans faille. Exaltation garantie !