Les slaves sont-ils tous frères ? A l’époque de la composition de la plupart des pièces enregistrées ici par Mariusz Kwiecień, la question faisait couler beaucoup d’encre en Pologne, Tchéquie, Slovaquie, etc. Si chaque peuple voulait reconquérir son identité nationale propre –alors qu’ils étaient majoritairement dominés par le monde germanique- le panslavisme ne faisait pas forcément l’unanimité. A Prague, par exemple, le leader tchèque František Palacký rêvait à une sorte de « fédération » austro-slave et plaidait pour un peuple de Bohême-Moravie disposant librement de sa destinée tout en restant administré par les Habsbourg. A l’opposé, d’autres penchaient plutôt pour une formule tendant au panrussianisme. Bien sûr, après deux guerres mondiales et les dérives communistes, le débat n’a aujourd’hui plus de raison d’être. Le parcours musical que nous propose le baryton n’a évidemment que portée artistique et commerciale, sans aucun relent politique, quoique l’on ne puisse s’empêcher de remarquer que la musique russe occupe la moitié de son récital slave.
Si, à 40 ans, le Polonais n’est plus un débutant, ce premier disque solo révèle au grand public tout son potentiel dramatique et les multiples facettes de son talent. Lyrique à souhaits en Eugène Onéguine, son rôle fétiche, Kwiecień est plus noble que le génial Belov (live à Moscou en 1959, Mytho) sans pour autant perdre en sincérité ce qu’il gagne en élégance mélodique et en arrogance sur le plan psychologique (« Uzhel’ta samaya Tatyana ! »). Dommage que les producteurs n’aient pas jugé utile d’engager une soprano pour lui donner la réplique entre la scène et l’air de l’acte I. Amoureux transi idéal dans l’air de Robert de Yolande il est, toujours chez Tchaïkovski, un Ivan Mazeppa magnifique quoiqu’un peu « jeune » pour le rôle. Dans l’extrait du Prince Igor, malgré les beautés vocales déployées, on rêve là aussi de couleurs un rien plus sombres.
De toute son intelligence dramatique, Kwiecień chante un Aleko (Rachmaninov) dont il rehausse subtilement la noirceur sans pour autant tomber dans un pathos outrancier. Il donne également beaucoup de relief au rôle smetanien de Vok (écoutez-le exprimer la jalousie !) et est un prince très convaincant dans Šelma sedlák de Dvořák – même si l’avantage reste à Václav Zítek dans l’enregistrement intégral de Vajnar (Supraphon). Dans sa langue maternelle, il nous fait découvrir des raretés tirées d’opéras de Stanisław Moniuszko. Une esthétique presque italianisante dans laquelle il nage comme un poisson dans l’eau (l’extrait de Verbum nobile !) et où son timbre lumineux fait de réelles merveilles. Enfin, il rayonne comme personne dans le final du Roi Roger, rôle endossé sur de nombreuses scènes, dont celle de l’Opéra de Paris (2009) – à quand l’enregistrement intégral ?
A la tête de l’orchestre de la radio polonaise, Łukasz Borowicz assure bien plus que le service minimum et trouve (presque) toujours l’engagement et l’intensité justes. A l’écoute du soliste, il joue un rôle véritable dans les arias qu’il accompagne, faisant de l’orchestre un acteur plus qu’un faire-valoir ou un écrin instrumental (il contribue à la magistrale réussite du morceau de Szymanovsky). Le talent étant universel, cette bien belle carte de visite dépassera à coup sûr le cercle de mélomanes slavophiles pour trouver sa place dans le cœur des discophiles les plus exigeants.