En 2007, Laurent Campellone, alors en poste à Saint-Etienne, regrettait qu’Ariane qu’il venait de diriger ne donne pas lieu à un enregistrement commercial. Tout vient à point… Le 18e des 25 opéras de Jules Massenet capté à Munich en début d’année fait aujourd’hui l’objet d’un de ces livres CD auquel le label Bru Zane nous a accoutumés (Thérèse et Le Mage, deux autres opéras rarement joués du même compositeur figurent aussi dans la collection).
De l’intérêt – disons plus, de la beauté – de la partition, il n’est plus nécessaire de nous convaincre. Et quand bien même on en douterait, la direction musicale rappelle quel maître était Jules Massenet et comme il savait adapter sa musique à chaque nouveau sujet. S’agissant d’Ariane, héroïne mythologique, l’art déclamatoire de Gluck est souvent évoqué. Wagner aussi, évidemment. Dès le prélude, les Sirènes se posent en transfuges des Filles du Rhin ; l’écho cuivré de la chevauchée des Walkyries envahit le retour à Naxos au cinquième acte. Cette somme d’influence engendre cependant une partition personnelle, et ambitieuse car voulue comme une réponse française au wagnérisme triomphant. Dirigées par Laurent Campellone qui connaît son Massenet sur le bout de la baguette, les forces chorales et instrumentales bavaroises en magnifient les reflets changeants. Ni kitch, ni platitude, ni pompes inutiles et vains bavardages … Malgré quelques faiblesses dramaturgiques relevées dès la création, Ariane renaît, rendue à sa splendeur originelle.
Pourquoi l’œuvre, en dépit de son succès lors de sa création au Palais Garnier en 1906 a-t-elle quitté si vite la scène pour n’en retrouver le chemin qu’à de rares occasions (1937 à Paris, avec Georges Thill en Thésée) ? Massenet de son vivant incrimina André Messager. Selon Alexandre Dratwicki dans son avant-propos, la raison aujourd’hui en incombe à la débauche de moyens exigés par un opéra qu’il qualifie de « péplum cinématographique avant l’heure ». Le livret dépeint rien moins qu’une tempête en pleine mer et au quatrième un royaume des Enfers où trône Perséphone « longue, fière et fine, pâle, hiératique, levant un lys noir dans sa main droite » – indiquent, disertes, les didascalies. Le chœur – sirènes, vierges, matelots, vieillards… –, la présence d’un court ballet participent à l’exigence de décorum. Surtout – et cet enregistrement en témoigne – il faut des chanteurs émérites pour surmonter les ambitions d’une écriture post-wagnérienne : un fort ténor, un baryton héroïque, trois prime donne – Phèdre, soprano dramatique n’ayant que peu à envier au rôle-titre, tandis que l’acte des enfers réclame en Perséphone un contralto digne d’Erda.
Le disque a des prétentions que la scène n’impose pas. Le « sans faute » vocal décerné lors du concert munichois semble moins patent sous les fourches caudines des micros. Ce n’est pas tant côté masculin que l’écart se creuse. Jean-Sébastien Bou ne souffre d’aucune faiblesse. Voix solide, apte à tracer son chemin droit dans le brasier orchestral ; déclamation souveraine ; prestance qui n’est pas seulement posture mais aussi noblesse et autorité : Pirithöus s’inscrit dans la grande tradition du baryton français. Le récit du 3e acte « Victoire des vaincus » est de ceux que l’on s’empresse de ranger dans la playlist « Titres likés » de son site de streaming musical.
Faut-il Thésée, façonné par Massenet dans l’airain du légendaire Lucien Muratore, pour rappeler quel ténor est Jean-François Borras ? Vaillance et douceur sont conciliées d’un timbre à la séduction évidente. Le chant exclut tout rupture et tout passage en force. A la caresse voluptueuse du tendre arioso « Ariane, ô bouche fleurie » répondent les élans conquérants de « Ô vierge guerrière » pour figurer l’entière réplique du héros de l’Attique, amant infidèle et guerrier conquérant.
Ariane n’est jamais aussi convaincante que lorsque Amina Edris nuance son propos et affine les contours d’une voix pulpeuse. La langoureuse supplique « Tu lui parleras », la souplesse de « chère Cypris » que l’on croirait empruntée à Thaïs, ou la désolation finale « C’était si beau » tracée à la pointe fine rachètent une articulation souvent pâteuse, quelques duretés dans l’éclat et une tendance à la placidité.
Le vibrato très prononcé, les teintes violacées de Kate Aldrich ravalent Phèdre au rang de virago quand la sœur et rivale d’Ariane se doit aussi d’être princesse.
Apparition fantomatique dans le seul acte des Enfers, à la manière d’Ulrica dans le Ballo verdien, Julia Robard-Gendre surprend par la profondeur d’un mezzo-soprano qui assume sans effort apparent la tessiture abyssale de Perséphone, et parvient à triompher de l’épreuve du mélodrame – procédé cher à Massenet à une époque où les tragédiennes, à l’exemple Sarah Bernhardt, étiraient l’emphase jusqu’au sublime.
Au second plan, s’affirment les interventions martiales de Yoann Dubruque et de Philippe Estèphe, les harangues de Judith van Wanroij – Cypris émule de Junon plus que de Vénus – et l’aubade d’Eunoé, « Pourquoi pleurez-vous », à laquelle Marianne Croux prête le fruit rouge d’un soprano qui un jour pourrait prétendre à Ariane – ce que l’on souhaite, ne serait-ce que pour voir cet opéra injustement négligé de Massenet revenir au répertoire.