Comment, à l’écoute de cet hommage à Maureen Forrester, ne pas songer à Kathleen Ferrier ? Une étrange parenté unit ces deux voix, apparues de part et d’autre de l’Atlantique, l’une étant née au moment où l’autre s’éteignait. Comme son homologue britannique, Maureen Forrester (1930-2010) était plus à l’aise dans les salles de concert que sur les planches – mais si elle fit elle aussi ses débuts en Orphée de Gluck, elle interpréta de nombreux autres rôles dans les plus grandes maisons d’opéra, à la différence de Ferrier. Comme Kathleen, Maureen fut parrainée par Bruno Walter, avec qui elle interpréta et enregistra la symphonie Résurrection de Mahler, mais contrairement à son aînée (dix-huit années les séparaient), la Canadienne eut une carrière longue et bien remplie.
Après avoir réalisé à Paris en 1955 son tout premier enregistrement, un récital intitulé Le Lied pour le Club national du disque, Maureen Forrester enchaîna avec une série de gravures à Berlin. Les 7 et 14 décembre 1955, deux séances lui permirent de mettre en boîte des Schubert et des Schumann, des Carl Loewe et des Wagner, avec au piano Michael Raucheisen, illustre accompagnateur qui avait pris la tête, sous le Reich, d’un projet de documentation sonore du répertoire mélodique allemand. Quand Forrester revint à Berlin le 18 septembre 1958, Raucheisen avait pris sa retraite : c’est donc avec Felix Schröder qu’elle grava les airs de C.P.E. Bach et de Johann Wolfgang Franck, A Charm of Lullabies de Britten et La Fraîcheur et le feu de Poulenc. Par la suite, c’est avec Hertha Klust qu’elle devait collaborer, pour Haydn, Mahler et Le Travail du peintre en mars 1960, et pour Brahms et Barber en septembre 1963. On notera au passage que le boîtier inclut un portrait des deux pianistes mâles, mais aucune photographie de Hertha Klust, pourtant bien plus présente que Felix Schröder sur le plan minutage. Ce n’est pas très gentil pour cette charmante dame aux cheveux blancs qu’on peut notamment voir sur la pochette originale d’un disque DG de ballades de Loewe par Josef Greindl sorti en 1966.
D’excellents pianistes, quoi qu’il en soit, et de grands spécialistes de la mélodie, prêtèrent donc leur concours à l’entreprise. On connaît de Maureen Forrester de superbes enregistrements d’œuvres de Mahler avec orchestre (les Knaben Wunderhorn dirigés par Felix Prohaska, par exemple), et les Rückert-Lieder s’inscrivent dans la même veine. Ses interprétations nous rappellent que Carl Loewe n’est pas à dédaigner, et l’on pourra jouer aux comparaisons en entendant deux versions non-schubertiennes de « Gretchen am Spinnrade », l’une de Loewe et l’autre de Wagner. Pour les Wesendonck Lieder, qu’on voudrait plus insinuants, plus vénéneux parfois, cette immense voix a quelque chose de trop rassurant, de trop maternel peut-être. Le timbre de Maureen Forrester, enveloppant comme une caresse, fait merveille dans une série de Schubert extraordinairement « incarnés », au sens où ils prennent bel et bien chair : il ne s’agit pas forcément des Lieder les plus connus du compositeur, mais cette voix de contralto leur confère une vigueur populaire, très loin des interprétations par trop intellectualisées. Maureen Forrester est pour Schumann la plus pudique des Marie Stuart, ayant tenu à chanter les textes français rédigés par la reine d’Ecosse en personne, et non leur traduction allemande par Vincke. On remarque au passage l’excellente qualité du français de cette Canadienne anglophone, notamment sa science des e muets, qui lui permet de réussir des Poulenc inattendus. Maureen Forrester, en effet, chantait aussi la musique de son temps, celle de Barber sur des poèmes écrits en français par Rainer Maria Rilke, celle de Britten ou celle de Poulenc.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore la seule voix comparable à celle de Kathleen Ferrier dans la seconde moitié du XXe siècle, ou qui ne la connaîtraient qu’avec accompagnement d’orchestre, ce coffret, d’une impeccable qualité sonore, sera donc une source de découvertes enviables.