Qui n’a pas entendu, surgie de l’au-delà à travers un crachouillis persistant et accompagnée par les notes fantomatiques d’un Erard englouti, Mary Garden chantant « Mes longs cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour » ? Le CD du Pelléas dirigé par Désormière reprenait ces deux minutes de chant accompagnées par le compositeur en personne, mais ce n’était là qu’une infime partie du legs discographique de la légendaire créatrice écossaise de Mélisande. D’autres firmes l’avaient déjà reporté en CD (Pearl, Legato, Romophone), et c’est au tour de Malibran de s’essayer à cet exercice, à partir de la collection personnelle de Jean Nirouet. Ce même Jean Nirouet est l’auteur du texte de présentation qui retrace rapidement la carrière de Mary Garden et qui propose d’intéressants commentaires sur sa voix et son style d’interprétation. Le livret reproduit aussi quelques superbes photos « colorisées » de ses incarnations, Juliette, Mélisande ou Ophélie, sœurs jumelles de Sarah Bernhardt sur les affiches de Mucha, le meilleur étant encore la publicité pour le « Mary Garden Perfume », où l’on voit la diva dans un de ses rôles-fétiches, Chrysis de l’opéra Aphrodite de Camille Erlanger (1906).
Mary Garden n’avait peut-être pas une grande voix, mais un fort tempérament, à n’en point douter, pour qui naturel et expressivité ne rimaient pas toujours avec justesse et précision rythmique ; une personnalité qui s’exprime dans tout ce qu’elle enregistra, chansons gaillardes ou nostalgiques, mélodies salonardes signées Bemberg ou Szulc*, « musique contemporaine » (La Traviata est ici l’opéra le plus ancien à son répertoire).
Ce disque est aussi le reflet d’une époque où les chanteuses s’accordaient des libertés dont on n’a plus idée aujourd’hui, pour adapter chaque rôle à leurs moyens vocaux, y compris ceux qui ne leur étaient en aucun cas destinés : c’est elle qui imposa à Massenet la version du Jongleur de Notre-Dame où le héros est interprété par une femme (remontée en 2000 à l’Opéra de Rome pour Cecilia Gasdia). Et si l’on se penche sur les rôles qu’elle a créés – Mélisande, le Chérubin de Massenet –, aujourd’hui volontiers distribués à des mezzos, on soupçonne que cette soprano devait surtout être à son aise dans une tessiture centrale. Dans « Ah fors’è lui » (en français, bien sûr), elle conclut en ajoutant un aigu, mais uniquement pour terminer la face A d’un disque dont la face B est consacrée à « Sempre libera », sans contre-mi optionnel bien sûr. Quand elle réenregistre « Depuis le jour » en 1926, c’est plusieurs tons plus bas qu’en 1912. L’air de Salomé d’Hérodiade, pris très lentement, et amputé de sa section centrale, se pare de R bien trop roulés, et « Prophète bien aimé » devient « bien èmè ». Dans l’air de Louise, au milieu d’effrayants glissandos, on entend des « délicieusôment ». En 1905, c’est dans un français assez exotique que la chanteuse annonce le titre de ce qu’elle va interpréter, « chanté par Madmezelle Gahden, de l’Opérrra-C’mick ». Et sa Carmen de 1928 danse la gigue à Aberdeen plutôt que la séguedille à Séville.
Un document, en tout cas, plutôt qu’un disque à écouter pour le plaisir, encore que tout dépende de la réaction de vos oreilles, selon que ces vieilles cires vous chatouillent ou vous grattouillent…
Laurent Bury
* Herman Bemberg-Ocampo (1859-1931), fils d’un brasseur argentin d’origine allemande, fut l’élève de Massenet. Nellie Melba, qui créa son opéra Elaine à Covent Garden et à New York en 1892-94, avec Jean de Reszké et Paul Plançon, enregistra elle aussi son « Chant vénitien », ainsi que son « Chant hindou » et autres babioles. Le Français d’origine polonaise Joseph Szulc (1875-1956), compositeur d’opérettes et de comédies musicales, a notamment laissé Dix Mélodies sur des poésies de Verlaine.