Programme sympathique, pour un premier enregistrement de nos deux jeunes interprètes, où quatre de nos grands mélodistes sont associés à un cycle de Wolfgang Rihm, à découvrir. Viviane Hasler est encore peu connue en France (1) puisqu’ayant développé essentiellement sa carrière en Suisse et en Allemagne, depuis une dizaine d’années. Son répertoire est riche, de la mélodie à l’opéra avec une prédilection pour les œuvres contemporaines. Avec sa pianiste, Maren Gamper, complice depuis ses débuts, elles ont choisi ce programme où les découvertes sont à l’égal des pièces bien connues.
Audacieux pari que de commencer par les six Ariettes oubliées de Debussy, tant elles sont dans toute les oreilles des mélomanes. D’autant plus que le français n’est pas la langue maternelle de notre soprano, Viviane Hasler, dont l’intelligence du texte est aussi manifeste que son élocution. Chaque pièce est servie avec art, tant par la voix que par le piano, dans un respect scrupuleux de l’esprit comme de la moindre indication du compositeur. La couleur vocale surprend, dans un premier temps, juvénile au point que la correspondance avec le Noël des enfants paraît une évidence. L’émission saura trouver les sonorités appropriées à chaque passage, de la rêverie tendre à la passion violente.
Les mélodies de Chausson sont un régal, où le piano n’est pas sans rappeler celui de Lily Bienvenu, l’oubliée. Car le piano a autant à nous dire que la voix, éloquente et sensible. On se laisse séduire par les mélodies de Cécile Chaminade, malgré la mièvrerie de certains poèmes qu’elle illustre. La belle sensibilité et l’exaltation grandissante de La lune paresseuse, et l’entrain de la Villanelle sont à retenir. Quant aux cinq mélodies de Reynaldo Hahn, c’est un constant régal, depuis A Chloris jusqu’à L’heure exquise. La délicatesse, l’émotion, la sensualité, la plénitude sereine (Si mes vers avaient des ailes) sont au rendez-vous d’une interprétation généreuse.
On connaît Wolfgang Rihm pour son abondante production, depuis son premier opéra, Jakob Lenz (2). Les trois chansons d’Ophélie (Ophelia sings), sur le texte original de Shakespeare, écrites en 2012, sont une heureuse découverte. Si on pouvait redouter d’un compositeur lié à l’avant-garde de Donaueschingen une écriture abstraite, dépouillée à la Webern, ces trois pages fascinantes, d’une rare exigence technique et expressive, méritent d’être dégustées avec bonheur. Le compositeur traduit à merveille la rêverie comme la versatilité des états d’âme de l’héroïne : elle se survit dans la folie, qui lui dicte ces chansons où le pur amour se mêle de sous-entendus, avec son obsession du mal. Brahms (3) s’était déjà laissé séduire par ces textes d’une force inhabituelle. La voix de Viviane Hasler s’y révèle d’une richesse peu commune : la palette est large, la dynamique extrême, l’émission magistrale, assortie des couleurs les plus variées. A dessein, plutôt que de nous les proposer groupées, la chanteuse nous les offre en guise de ponctuation entre les quatre compositeurs du tournant du XXe siècle, de manière à en faire ressortir la modernité, comme les ruptures ou la continuité. L’écriture de Rihm s’accorde fort bien au voisinage de ses lointains prédécesseurs, et cette association-confrontation nous fait écouter Chausson, Chaminade et Hahn d’une toute autre oreille. La maturité vocale et musicale épanouie, un piano aussi juste, ample et libre que complice, que demander de plus ?
Manifestement le CD, réalisé avec le concours de la ville de Lucerne, est avant tout destiné aux publics alemaniques, germanophones, puisque la brochure d’accompagnement est rédigée en allemand, avec traduction anglaise, ce qui n’en amoindrit pas l’intérêt. Bien entendu les textes chantés sont édités dans leur versions originales avec leur traduction allemande.
(1) Ne pas la confondre avec Floriane Hasler, mezzo, dont la carrière est également en pleine ascension. (2) Suivi de sept autres ouvrages lyriques, et de nombre de mélodies comme de pièces faisant appel à la voix. (3) Après Berlioz, puis Ambroise Thomas, suivis d’une dizaine d’autres, moins connus.