La mélodie française est un art délicat que peu de chanteurs étrangers osent aborder, même si dans un passé lointain, de belles réussites ont été dues à des non francophones ; on pense par exemple à Bernard Kruysen avec Noël Lee, Felicity Lott avec Graham Johnson, Elly Ameling avec Dalton Baldwin, ou plus près de nous, Christine Schäfer et Ian Bostridge. Car bien souvent, ce qui fait obstacle, c’est la langue. Tous le disent, chanter en français représente une gageure immense. La juste couleur des voyelles, dans toutes les tessitures, la fluidité des consonnes, le sort à donner aux « e » muets lorsqu’il faut bien les chanter par ce que c’est écrit, la façon de rouler les « r » sans que cela paraisse ridicule, toutes ces petites subtilités sont autant de pièges pour les non francophones, dont peu s’acquittent avec grâce. Les francophones eux mêmes sont bien loin d’être toujours parfaits, il va sans dire. Il y faut aussi l’esprit français, fait à la fois de distance et d’élégance, un air de ne pas y toucher mais une sensibilité à fleur de peau, une grande légèreté de ton car rien n’est vraiment grave, mais un absolu respect du texte, parce que c’est tellement beau.
Werner van Mechelen, baryton-basse belge d’origine néerlandophone, mais qui parle fort bien la langue de Voltaire, s’en sort assez bien et parvient à rendre justice au texte sans trop d’efforts apparents. Son récital est habilement construit, puisqu’il mêle des œuvres de Debussy, Fauré et Hahn, et pas toujours les plus faciles, avec pour fil conducteur un poète unique, Paul Verlaine, que tous ces compositeurs ont merveilleusement mis en musique. Le processus a déjà été utilisé par d’autres (Felicity Lott avait enregistré un disque Baudelaire et aussi un récital Victor Hugo…) et c’est souvent une très bonne idée, car la multiplicité des compositeurs apporte une diversité de ton et d’atmosphère bienvenue, tout en maintenant le climat poétique général. Le seul inconvénient – mineur – est qu’on ne sait pas trop où ranger ce disque-là dans sa discothèque si celle-ci est organisée par compositeur…
La voix de Werner van Mechelen, qui exerce le plus souvent ses talents à l’opéra, où il mène une assez belle carrière depuis près de 30 ans, notamment dans Strauss et Wagner (il fut Klingsor à Bayreuth en 2017), est profonde sans être sombre, et souple malgré la tessiture.
Les deux artistes abordent ce répertoire qu’ils chérissent avec beaucoup d’objectivité et de respect, de rigueur et de sérieux. Florestan Bataillie fait preuve tout au long du récital d’un très grand soin apporté aux détails. Ils sont aussi remarquablement alignés dans leurs intentions, parlant d’une seule voix. Et lorsqu’intervient le quatuor Desguin, donnant un caractère presqu’orchestral à la bonne chanson, l’équilibre entre la voix et les instruments est excellent. D’où vient, dès lors, qu’avec toutes ces qualités, le présent enregistrement ne soit pas une réussite éclatante ?
C’est précisément là, dans le sérieux de l’approche qui ici frise l’austérité, que se situe la faille : il y manque la décontraction (la désinvolture ?), la souplesse, la spontanéité, un petit déhanchement si typiquement français, propice au surgissement poétique. On voudrait de-ci de-là un sourire dans la voix, qui élargirait la palette de couleurs, un clin d’œil à l’auditeur (en particulier dans Reynaldo Hahn), ou un lyrisme plus souple dans Debussy, avec davantage de transparence. L’effacement du travail au moment de l’interprétation finale, le sentiment offert que tout cela est facile, coule de source, quasiment improvisé dans l’instant, même si on sait très bien que c’est complètement faux, ajouterait de la féerie et aussi une note plus personnelle, qui est en définitive ce qui touche l’auditeur.