Né en 1795 près de Bari et décédé en 1870 à Naples, Saverio Mercadante est le contemporain de Vincenzo Bellini (1801-1835) et Gaetano Donizetti (1797-1848) dont les succès finirent par éclipser sur la durée ceux de ses compositions, sans doute grâce à leur génie mélodique exceptionnel. Les décès prématurés de ses rivaux ne changèrent rien à l’affaire, le compositeur devenant hélas progressivement aveugle et le jeune Giuseppe Verdi (1813-1901) renvoyant son style musical à un passé révolu (Il Proscritto est d’ailleurs créé la même année que Nabucco). Malgré cette concurrence prestigieuse, Mercadante connut d’authentiques triomphes (et, comme tout le monde, quelques échecs) et rien ne justifie objectivement le désintérêt actuel à son égard. Il est l’auteur d’une soixantaine d’ouvrages (un peu moins que Donizetti, donc) dont une quinzaine ont été préservés par le disque (studio ou « live »). On dispose même d’au moins quatre versions d’Il Giuramento (1837), d’après le drame de Victor Hugo, Angelo, Tyran de Padoue, qui inspira plus tard à Ponchielli sa Gioconda. Composé cinq ans plus tard, en 1842, Il Proscritto ne semble pas avoir eu l’honneur du disque ou même de représentations récentes et le présent enregistrement a été réalisé dans la foulée d’un concert donné à Londres au Barbican Center le 28 juin 2022. C’est sans doute ce qui lui donne l’urgence d’une représentation sur le vif alliée à la perfection que l’on est en droit d’attendre d’un enregistrement studio.
Compte tenu de la rareté de l’ouvrage, il n’est sans doute pas inutile dans donner un bref résumé. L’action se situe près d’Édimbourg sous le règne de Cromwell. Avant le début du drame, Malvina Douglas (mezzo) a dû épouser le royaliste Giorgio Argyll (ténor). Mais désormais, on pense celui-ci mort dans un naufrage avec le père, royaliste lui aussi, de la jeune fille. La mère de Malvina et son fils d’un premier mariage Guglielmo Ruthven (partisan de Cromwell) pressent la jeune femme de se remarier avec Arturo Murray (ténor lui aussi, mais cromwellien, ce qui arrangerait les affaires de la famille). On retrouve ici la situation de Lucia di Lammermoor, où la jeune femme est contrainte par son frère d’épouser Arturo pour sauver son clan, et aussi l’époque d’I Puritani : sans doute le librettiste italien a-t-il voulu capitaliser sur le succès du dernier chef d’œuvre de Bellini, qui se passe à l’époque de Cromwell, tandis que le drame français de Soulié et Dehay se situe en 1817 à Grenoble, sous la Restauration, le mari étant un partisan de Napoléon Ie et son rival un royaliste. L’action débute le jour prévu pour le mariage. Guglielmo est inquiet de la présence dans les environs d’un partisan des Stuart. A son entrée, Arturo déclare son amour dans une splendide cavatine, « Son del tuo volto immagine ». Restée seule avec son jeune frère Odoardo (contralto, rôle travesti) et sa suivante Clara, Malvina leur déclare qu’elle a d’abord songé à s’empoisonner pour éviter un mariage politique arrangé, mais confie qu’un amour réciproque est finalement né entre les deux fiancés. Giorgio (le mari qui n’est pas mort mais que personne n’a identifié au château) est pris pour un invité quelconque : il se glisse dans la chambre de Malvina qui, à sa vue, pousse un cri d’horreur. Craignant pour sa vie, elle le cache dans ses appartements et l’arrivée de la noce plonge Malvina dans une grande émotion, prétexte idéal à un concertato élaboré et inventif. On cherche l’intrus que Malvina a caché, et certains sont déjà prêts à le tuer : Giorgio sort de sa cachette sans toutefois dévoiler son identité et il est fait prisonnier (nouveau grand ensemble impressionnant, histoire de conclure l’acte I). A l’acte II, Arturo (le futur ex futur mari) rencontre Giorgio (que Malvina lui présenté comme un ami de son ancien époux). Toujours sans révéler son identité, Giorgio déclare être plus précisément (!) un ancien amant de Malvina, ce qui anime furieusement leur duo, l’un des moments les plus excitants de la partition : ils se lancent un duel pour le lendemain matin. Les amis de Giorgio l’attendent au bord de la mer : Odoardo les rejoint et leur annonce vouloir les aider car autrefois Giorgio l’a sauvé, ainsi que le père de Malvina, d’une exécution sommaire par les partisans de Cromwell. Son « Ah! Del giorno sanguinoso » est une scène spectaculaire, de style rossinien, d’une difficulté redoutable, avec air, cabalette, reprise, variations et tout ce qu’on aime). Giorgio raconte ses aventures passées. Il serait prêt à laisser Malvina à son rival, mais la jeune femme a trop de respect pour son devoir conjugal. Ces beaux sentiments sont interrompus par l’arrivée d’Arturo et de ses partisans. Il accuse Malvina de l’avoir trompé, mais celle-ci lui explique que Giorgio n’est pas un ancien amant mais bel et bien son vrai mari (on aurait pu commencer par là…). Une lettre de Cromwell demande l’exécution du prisonnier si celui-ci se révèle faire partie du camp royaliste. Et c’est parti pour un nouvel ensemble encore une fois particulièrement réussi. A l’acte III, après quelques péripéties, Malvina conclut qu’elle ne sera réunie à Arturo qu’au ciel, alors que celui-ci lui a déclaré à entre temps qu’elle pouvait rester avec son mari (un coup tout le monde en veut, un coup plus personne : on dirait une influenceuse après 6 semaines de carrière). Arturo et Giorgio vont enfin se battre en duel pour de bon quand la jeune femme, qui vient de s’empoisonner, vient mourir entre ses deux amants. Ce dernier acte, très court et intimiste, contraste efficacement avec les deux premiers.
A la première écoute, la partition de Mercadante n’est pas aussi immédiatement flatteuse à l’oreille que celles de Donizetti ou Bellini, voire Verdi. Mais on se prend vite à réécouter tel ou tel passage, puis à peu près le tout, au fur et à mesure que l’oreille s’apprivoise (ce qui rend l’achat encore plus rentable). L’ouvrage est indubitablement celui d’un grand compositeur de belcanto. Certes, certaines pages sont un peu plus faibles, mais c’est aussi le cas dans bon nombre d’opéras de Donizetti. Ainsi du personnage de Malvina (mezzo) dont le texte est parfois réduit à répéter « no, no, no » à plusieurs reprises et qui se trouve privée de grande scène finale. La créatrice du rôle, le mezzo Antonietta Raineri Marini, n’a pas vraiment marqué l’histoire de l’opéra, et ceci explique peut-être cela. A côté de cela, combien de scènes exaltantes (les parties ténors, la scène rossinienne d’Odoardo, les grands concertatos…) ! L’architecture de l’ouvrage est également plus élaborée et plus complexe que celles de beaucoup d’opéras de Donizetti qui s’écoutent avec plaisir mais sans vraie surprise. De ce point de vue, on serait plus proche de la diversité du Rossini seria. On peut faire le même rapprochement en ce qui concerne les duos entre ténors rivaux, alors que par la suite les compositeurs italiens (Bellini, Donizetti, Verdi et jusqu’à Puccini) préféreront les affrontements entre ténor et baryton. Mais on découvre également un étonnant interlude pour harpe et flûte en introduction à l’acte II. Au global, il s’agit d’une partition à la fois très élaborée dans le détail et très libre dans ses formes générales. La partition de Mercadante est également beaucoup plus développée au niveau de l’orchestration. Rien qui ne ressemble aux accompagnements simplissimes, même s’ils sont efficaces, de Bellini. Il Proscritto a d’ailleurs été composé après un séjour de Mercadante à Paris, et l’on sent l’influence du grand opéra français, davantage celle de Halévy d’ailleurs, que de Meyerbeer (Mercadante avait toutefois assisté à la première des Huguenots en 1836). Peut-être faut-il chercher là aussi le relatif oubli de Mercadante, pas assez « naturel » pour le grand public italien majoritaire de l’époque et pas assez complexe pour d’autres (20 ans plus tard, Bizet était qualifié de wagnérien par une critique qui n’y comprenait rien : c’est dire si on revient de loin). Au global, rien ne vient justifier le total oubli dans lequel l’ouvrage est tombé pendant 180 ans, sinon le manque de curiosité ou l’ignorance des programmateurs.
La distribution réunie est de première qualité. L’Arturo d’Iván Ayón-Rivas est absolument enthousiasmant, dans la lignée des Florez et Camarena, avec davantage de morbidezza et un bel aigu spinto. Précisons que le jeune ténor péruvien (29 ans) est lauréat de l’édition 2021 d’Operalia à Moscou, ce qui est doublement difficile à porter en ce moment. A 62 ans, le Giorgio de Ramón Vargas fait preuve d’une intégrité vocale stupéfiante, avec un phrasé impeccable, sensible et vibrant. On regrette un peu l’absence de suraigus conclusifs dans leurs diverses scènes (ce n’était pas l’usage à l’époque) et le timbre initialement riche et coloré de Ramón Vargas est sans doute moins chaleureux qu’à ses débuts (la différence de timbre gagnerait à être davantage marquée), mais les deux ténors chantent splendidement et insufflent une vie et une urgence absolument excitante à leurs diverses scènes et duos. Si le rôle de Malvina est un peu le maillon faible de l’ouvrage, Irene Roberts en tire le maximum en y mettant du cœur, de l’engagement, et de la musicalité. Les diverses difficultés sont crânement exécutées, mais il y manque un léger grain de folie pour sublimer la partition. En Odoardo, Elizabeth DeShong est absolument enthousiasmante et rappelle, du moins au disque, les fastes des Marilyn Horne ou Martine Dupuis. L’aigu est sûr et le grave évoque le contralto : on se précipitera pour la découvrir « en vrai » cet été dans le rôle de Fidès du Prophète au Festival d’Aix-en Provence. Les seconds rôles, Sally Matthews en Anna (la mère de Malvina) et Goderdzi Janelidze (son demi-frère), sont impeccablement distribués. L’Opera Rara Chorus est brillant et excitant, de même que le Britten Sinfonia, particulièrement « électrique ». La direction passionnée et exaltante de Carlo Rizzi, avec un tempo quasi toscaninien, est sans doute la raison la plus évidente du succès de cette résurrection. Le chef italien réussit à combiner les fastes du belcanto traditionnel et la complexité apportée par l’influence du grand opéra français, tout en conservant l’arc dramatique tout au long de l’ouvrage. Chanteurs, chœurs, orchestre sont ainsi tous mis en valeur, dans une parfaite homogénéité. Une telle apparente intimité avec une partition inconnue d’un compositeur jamais joué est proprement confondante. Enfin, la prise de son est superlative et le coffret soigné avec des contributions intéressantes en anglais. Au global, une résurrection à ne pas manquer.