Après avoir célébré l’heure exquise chère à Reynaldo Hahn et à bien d’autres compositeurs fin de siècle par Verlaine interposé, Marie-Nicole Lemieux chante cette « odeur exquise de lilas » qui flotte sur la mer selon Maurice Bouchor. Mais ce n’est pas tout, puisque ce disque regroupe trois marines, peintes par trois pinceaux bien différents en l’espace d’une vingtaine d’années. La Canadienne maîtrisant aussi bien l’anglais que le français, Erato a eu l’excellente idée d’ouvrir le programme par les superbes Sea Pictures d’Elgar, trop rarement données chez nous. Enfin, pour compléter, une rareté absolue, en premier enregistrement mondial, La Mer, ode-symphonie de Victorin Joncières créée en 1881. Après la magnifique surprise qu’avait été son opéra Dimitri, ce titre pouvait sembler particulièrement alléchant. Hélas, dans cette œuvre d’à peine un quart d’heure, le poème d’Edouard Guinand (également auteur du texte de la cantate L’Enfant prodigue sur laquelle plancha Debussy) n’a pas aidé Joncières à s’élever au-dessus du charmant, ce qui est peu par rapport au voisinage présent sur le CD. Tout ce qui est écrit pour l’orchestre seul est assez inspiré, mais dès que le chœur entre, le résultat sonne plus convenu. « La voix de la mer » n’intervient pas dans la première des quatre parties mais brille particulièrement dans le moment le plus original et le plus frappant, « La Tempête », où elle énonce sa terrible menace. Cette page fut jusqu’à la fin du XIXe siècle l’apanage des chanteuses wagnériennes, ce que n’est pas (encore ?) Marie-Nicole Lemieux. Son tempérament ne s’en déchaîne pas moins dans le susdit passage tempêtueux, la majesté consolatrice des deux autres interventions ne lui permettant pas la même liberté.
Avec le Poème de l’amour et de la mer, on avance un peu dans le temps, puisque Chausson y travailla pendant une dizaine d’années, avant que sa partition soit créée en 1893, par un ténor d’abord (avec piano), puis par une soprano (avec orchestre). Le choix d’une contralto paraît tout à fait judicieux, tant le texte semble appeler une voix sombre, assortie à la souffrance exprimée par ces vers. Point uniformément sombre, cela va sans dire, et Marie-Nicole Lemieux sait admirablement exprimer cette innocence bienheureuse que l’on entend encore au début du premier volet. Si l’on reconnaît la diseuse qui a su se faire un nom dans le domaine de la mélodie française – lorsqu’elle chante « Ce mot fatal écrit dans ses grands yeux : l’oubli », la voix paraît s’estomper imperceptiblement, en écho au sens des mots –, on trouve aussi, à d’autres moments, une approche qu’on pourrait presque qualifier d’ultra-opératique, comme par bouffées de sentiment exacerbé. Par chance, l’orchestre national Bordeaux Aquitaine répond à ce déploiement irréfréné par une grande sobriété, évitant la concurrence sonore pour privilégier les miroitements prédebussystes voulus par Chausson. On admire la chaleur des bois, la beauté des cordes graves.
Pour les admirables Sea Pictures composées par Elgar en 1899, Paul Daniel sait également éviter le triomphalisme victorien qu’on a souvent tendance à associer à l’auteur de Pump and Circumstances. Dans cette partition majeure où se sont illustrées les plus grandes mezzos anglophones (depuis la création par Clara Butt jusqu’à Sarah Connolly, en passant par Janet Baker, Della Jones, Felicity Palmer ou même Marilyn Horne), la Québécoise native de Dolbeau-Mistassini sait se faire sirène pour distiller ces cinq poèmes, dont le troisième est quand même signé de la très grande Elizabeth Barrett-Browning. Dans une tessiture qui lui convient parfaitement, avec un vibrato serré qui n’a rien de gênant, la voix s’épanouit dans toute son ampleur. Ah, si Marie-Nicole Lemieux pouvait plus souvent consacrer son talent à défendre ce répertoire fin-de-siècle, que de beaux concerts et de beaux disques cela nous vaudrait !