La compositrice finlandaise Kaija Saariaho est bien connue du public français, autant parce qu’elle habite notre pays depuis trente ans (on la voit régulièrement lors des concerts parisiens) que par l’accueil privilégié qui a été réservé à ses œuvres, qu’il s’agisse de L’Amour de loin donné au Châtelet en 2001, d’Adriana Mater, créé à la Bastille en 2006, ou d’Emilie, commande de l’Opéra de Lyon créée en 2010. La Passion de Simone est proche du deuxième de ces trois opéras, par sa date de création comme par l’équipe qui en est responsable, puisque cet oratorio inspiré par la figure de Simone Weil a été suscité et monté par Peter Sellars, qui mit en scène Adriana Mater la même année. Avec cette partition a priori non destinée à la scène, Saariaho trouve l’occasion de contourner l’écueil sur lequel achoppe tant d’œuvres lyriques contemporaines : le manque de caractère dramatique du livret, souvent reproché à ces opéras. Ici, ce n’est pas une pièce de théâtre, mais un chemin de croix que l’auditeur est invité à suivre (avec une station de plus que pour le Christ), parcours fascinant tant par les couleurs tantôt chatoyantes, tantôt percussives de l’orchestre, que par la beauté du discours conçu pour les trois différents types de voix en présence : voix parlée d’une narratrice qui lit de brefs passages tirés des écrits de Simone Weil, voix chantée de la soliste qui, sur un texte d’Amin Maalouf, évoque la mémoire de la philosophe, et voix du chœur à qui sont confiés des interventions régulières, à l’arrière-plan de la soprano ou au premier plan.
La Passion de Simone est une incontestable réussite, qu’on pourrait rapprocher des créations d’Olivier Messiaen à plus d’un titre. D’abord, le caractère religieux du texte : Simone Weil était une grande mystique, et ses interrogations sur la nature du divin ne sont pas loin de celles qui s’expriment dans tant d’œuvres de Messiaen. La musique ensuite, qui s’inscrit dans la lignée des compositeurs français du XXe siècle, depuis Debussy, pour la volupté des vents et des harpes, et Ravel, pour les paroxysmes orchestraux, jusqu’à Messiaen pour un certain type de scansion rythmique du texte (on pense par exemple à la manière dont le cœur martèle « A-neuf-six-trois-trois-zéro-Weil », le matricule de Simone Weil sur sa carte d’usine). C’est également à Messiaen que fait penser la présence de Dawn Upshaw, inoubliable Ange de Saint François d’Assise à Salzbourg et à Paris dans la production de Peter Sellars. La soprano américaine s’est faite rare de ce côté-ci de l’Atlantique, la voix a perdu de sa fermeté, mais la lumière de son timbre caractéristique sert à merveille la musique de Kaija Saariaho ; son français est parfois assez personnel, et la compositrice ne lui facilite pas la tâche en pratiquant l’élision systématique des e muets, car il n’est pas facile d’articuler « être » sur une seule note. A la création de l’œuvre en 2006, la soprano soliste était Pia Freund, Dawn Upshaw ayant assuré les premières britannique et américaine de l’œuvre en 2007 et 2008. Dominique Blanc était en revanche présente dès la première heure, et l’on reconnaît bien sa voix dans les phrases qu’elle sussurre à intervalles réguliers, sans que l’intrusion du parlé ne soit jamais dérangeante. Le chœur de chambre de Tapiola s’exprime dans un français très convenable, malgré des t un peu trop soufflés, à l’anglo-saxonne. Esa-Pekka Salonen a toujours à cœur de défendre l’œuvre de sa compatriote et amie, qu’il programme régulièrement dans ses concerts ; puisse-t-il faire souvent entendre ce magnifique oratorio, dont la création française a eu lieu en juin 2009 à l’Opéra Bastille, sous la direction de Cornelius Meister, avec Dawn Upshaw et le chœur Accentus. Et souhaitons que soit bientôt commercialisé le film aux images étrangement poétiques qu’a inspiré à Jean-Baptiste Barrière cette Passion de Simone.