Faramondo le laissait entrevoir, mais c’était presque trop beau pour être vrai. Cet enregistrement en apporte une confirmation éclatante : l’ex petit chanteur de Vienne n’a pas seulement les notes, il possède également le timbre et les couleurs d’un mezzo. Dans cette tessiture, la voix s’ouvre et s’épanouit avec une arrogance jubilatoire. Après tout, le terme « mezzo-soprano », pratiquement inusité à l’époque de Haendel, est masculin, tout comme l’organe de Max Emanuel Cencic, d’une étonnante franchise, dépourvu de toute androgynie comme de cette fragilité qui affecte souvent l’art des contre-ténors. Le Croate a même quelque chose de sauvage, de carnassier dans l’émission, en particulier dans des aigus percutants (Qual leon che fere irato) qui rappellent un autre soprano surdoué devenu contre-ténor, Bejun Mehta. Cette énergie dévorante, ce chant appuyé pourra heurter les tympans délicats, mais quelle ivresse pour les autres !
On regrettera d’autant plus que le disque ne tienne pas toutes ses promesses. Plusieurs airs et non des moindres ne sont pas destinés à un mezzo, mais évoluent dans une tessiture plus grave et furent d’ailleurs créés par des contraltos. Max Emanuel Cencic aurait pu approfondir le répertoire de Carestini, de la Durastanti, reprendre un numéro de voltige de la Lucchesina dans Faramondo ou le splendide lamento d’Arsamene (Non so se sia la speme), livrer d’autres facettes du rôle-titre (Serse) destiné, comme Faramondo, à Caffarelli, et qu’il connaît bien pour l’avoir chanté à Copenhague en 1996, il aurait pu également s’offrir une incursion dans l’oratorio avec la folie de Dejanire (Hercules) ou les visions mystiques d’Irene (Theodora) ; bref, ce ne sont pas les pages flatteuses pour un mezzo qui manquent. Mais en choisissant ses partitions, Max Emanuel Cencic poursuivait d’autres objectifs : « donner un aperçu de tout ce que j’aimais chez ce compositeur » tout en empruntant « à des opéras moins connus (ainsi qu’à la sérénade Parnasso in festa) afin de donner à l’auditeur la possibilité d’explorer plus largement encore le génie dramatique de ce compositeur ». De fait, le programme défendu est – avec celui de l’anthologie savamment composée par Sandrine Piau (Between heaven & earth) – le plus original et le plus intéressant parmi la pléthore de récitals parus ces six derniers mois. Max Emanuel Cencic évite les tubes d’Ariodante ou de Giulio Cesare et privilégie les beautés méconnues, notamment ces pages si peu fréquentées d’Arianna in Creta et d’Amadigi, ou des figures secondaires comme Nerone (Agrippina) dont il évoque la fureur (Come nube, che fugge dal vento) avec moins de vélocité que Malena Ernman sniffant une ligne de coke, mais avec autant de panache que Derek Lee Ragin.
Si Max Emanuel Cencic aborde le répertoire du plus grand contraltiste du XVIIIème siècle, Senesino, et celui des contraltos travestis Diana Vico et Francesca Bertolli, son instrument a pour lui des graves solides et habilement poitrinés, un mordant, une autorité virile – le fait est assez rare pour être souligné – qui siéent à la noblesse des héros. Toutefois, après avoir donné et même renchéri dans la bravoure, on aimerait qu’il investisse aussi le cantabile, qu’il s’attendrisse (Non tardate Fauni ancora) et s’abandonne (Pena tiranna, Ombra cara). C’est pourtant lui qui nous a révélé l’enveloppant largo en mi mineur avec violon obligé Sovvente il sole de Vivaldi (Andromeda liberata) et qui a campé la bouleversante Sposa du Sant’Alessio de Landi. De cet interprète sensible, on espérait plus d’attention aux affects, ainsi qu’aux mots d’ailleurs, souvent inintelligibles, un effort de caractérisation et d’expressivité qu’il ne faudra pas davantage attendre de Diego Fasolis et de ses flamboyants Barocchisti. Quand notre mezzo du sexe fort bombe le torse et se lance à gorge déployée dans la plainte amoureuse, on songe au conseil que le jeune Farinelli reçut de l’empereur Charles VI: « Vous êtes trop prodigue des dons de la nature : si vous désirez toucher les cœurs, il vous faudra prendre un chemin plus direct et plus simple. »
Bernard SCHREUDERS