Pour chanter Manon Lescaut de Puccini, il vaut sans doute mieux ne pas être « que faiblesse et que fragilité », comme dit la Manon de Massenet. Sans être réductible à ces deux termes, Elsa Dreisig possède-t-elle pour autant tous les atouts nécessaires, et était-il bien raisonnable pour un premier récital de manifester un tel appétit ? Le programme est en effet ambitieux, qui va des dernières décennies du XVIIIe siècle (la Comtesse des Noces de Figaro) jusqu’à l’avant-garde du début du XXe (Salomé de Strauss). Pour avoir entendu cette jeune soprano franco-danoise dans une brillante Traviata berlinoise, on pouvait la croire capable de relever le défi. L’écoute de ce disque oblige pourtant à déchanter.
Pourtant, Elsa Dreisig s’est efforcée de mettre toutes les chances de son côté, avec un programme habilement concocté autour de la notion de miroirs. Dix airs en tout : d’abord deux jeunes femmes au miroir, puis quatre héroïnes traitées à chaque fois par deux compositeurs différents : Manon, comme évoqué plus haut, mais aussi la Rosine de Beaumarchais, vue par Rossini et par Mozart, Salomé par Massenet ou par Richard Strauss (mais en français, s’il vous plaît, dans la version élaborée par le compositeur avec l’aide de Romain Rolland), et surtout Juliette vue par Gounod – l’air du poison dans une version ultra complète – et, rareté proposée en premier enregistrement mondial, par Steibelt, connu des jeunes pianistes déchiffrant Les Classiques favoris. On reconnaît là la patte du Palazzetto Bru-Zane et les excellentes suggestions d’Alexandre Dratwicki.
Hélas, toutes ces bonnes idées arrivent peut-être trop tôt dans la carrière de la soprano, qui n’a pas (encore) dans sa manche les atouts nécessaires. On regrette une certaine monochromie, comme si Thaïs et Salomé étaient sœurs jumelles, innocentes jeunes filles au même titre que Juliette : il n’est certes pas facile de caractériser dix personnages que l’on n’a pas encore interprétés sur scène, mais à ce problème se joint aussi un souci lié à la tessiture même. Pour ces airs destinés au rôle principal des opéras concernés, et donc conçus à la mesure d’artistes de premier plan, d’une certaine ampleur (et l’on ne parle même pas des orchestres pléthoriques contre lesquelles il faut lutter à mesure que l’on avance du classicisme au post-wagnérisme) : au contraire, on constate ici un amenuisement de la voix dans l’aigu, qui va à l’encontre de l’impression souhaitée. Quand la dernière syllabe du mot « éternellement » dans « Dis-moi que je suis belle » ressemble à une tête d’épingle et non au son large qu’on attend, le questionnement de Thaïs perd toute flamboyance. Quant à la Juliette de Gounod, on sait que l’air dit « du poison » fut coupé parce que la créatrice du rôle n’en avait pas les moyens : Elsa Dresig est-elle vraiment mieux équipée que Madame Carvalho pour affronter cette page célèbre dans sa version archi-complète ? Curieusement, le problème pour elle n’est ni le dramatisme des accents ni la partie grave de l’air, mais là encore l’aigu, trop léger, trop « Olympia ». De manière paradoxale, c’est dans la Rosine de Rossini que la chanteuse paraît le plus à l’aise, une Rosine qu’elle ne change pas en rossignol pépiant dans le suraigu.
Est-ce pour compenser ce manque d’étoffe que l’enregistrement présente une réverbération énorme, comme si tout le disque avait été enregistré dans une cathédrale, l’effet d’écho nimbant tout de flou et rendant la diction moins claire ? Le disque s’ouvre sur l’accord qui précède « Les grands seigneurs ont seuls des airs si résolus », choix étrange même s’il est effectivement difficile de couper dans le discours continu qui relie la ballade du roi de Thulé à l’air de Bijoux. A la tête de l’Orchestre national de Montpellier Occitanie, Michael Schønwandt paraît plus à son affaire dans Richard Strauss que dans Mozart.