Un siècle de sensibilité lyrique parcouru en deux disques : c’est le passionnant voyage que nous proposent Anna Bonitatibus et la pianiste Adele D’Aronzo. En six scènes dramatiques et une page pour piano, elles dressent un panorama des styles qui traversent l’Italie et la France du début du XIXe au début du XXe. Autant de portraits féminins, d’œuvres rares représentatives d’un air du temps.
Éminent représentant du belcantisme classique, Zingarelli signa avec Giulietta e Romeo – remis à l’honneur à Versailles – un des plus vifs succès du tournant 1800. Il est ici représenté par une page inédite, datée de la première décennie du XIXe, dans laquelle Héro évoque Léandre. Durant plus de vingt minutes, l’héroïne alterne récitatifs, ariosos et arias pour passer de l’attente joyeuse à l’inquiétude puis l’agitation, la nostalgie et la colère. L’ensemble progresse habilement, avec un charme indéniable. À la mort de l’amant, Héro s’abîme dans une touchante rêverie (« Riedi agli amplessi »), qui s’inscrit dans un héritage qui va de la romance, encore très en vogue, à « Al dolce guidami » de Donizetti. Et comme dans Bolena, la scène se termine par une imprécation.
C’est justement Donizetti que l’on retrouve ensuite avec le mythe de Sapho. Si le thème est proche d’Ero, musicalement, cette page de 1824 regarde résolument vers les années 1830 par son romantisme franc teinté de belcantisme finissant. Certes, la chanson du saule de Desdemona plane encore sur le cantabile, mais l’ensemble apparaît assez peu rossinien pour l’époque. Saffo évite la vocalise et privilégie la vigueur des accents dans une tessiture plus tendue : Malibran, Pasta et Méric-Lalande sont déjà en carrière.
Rossini clôt le premier disque avec l’œuvre la plus connue. Bien que publiée dans les Péchés de vieillesse et datée de 1832, Giovanna D’Arco reste ancrée dans le grand style du contralto serio des années 1810, avec des réminiscences du Calbo de Maometto secondo par exemple. Anna Bonitatibus connaît son Rossini sur le bout des doigts, et les vocalises coulent avec l’évidence et l’autorité escomptées. Ajoutons à cela une belle homogénéité du timbre jusque dans le grave, et voilà une lecture qui vient s’ajouter aux nombreuses versions laissées par toutes les grandes rossiniennes.
L’esthétique sentimentale de Zingarelli sied tout aussi idéalement à l’Italienne et flatte son timbre moelleux et frémissant. Seule réserve, la mezzo-soprano est désormais affligée d’un vibratello sensible dans les notes les plus hautes, où elle donne rarement la pleine voix. Chez Zingarelli, dont l’écriture est assez centrale, ce n’est guère un problème, mais Saffo de Donizetti est moins confortable, avant un Rossini qui redonne sa plénitude à la voix. La disparité des formats vocaux du double CD est néanmoins globalement bien assumée, dans une perspective chambriste, y compris dans le versant français qui fait la suite du programme.
Très inattendu, le « lai » pour voix et piano composé par Wagner en 1840 nous plonge en effet dans un Paris absorbé par le grand opéra romantique. Les héroïnes antiques ont cédé la place aux reines britanniques. Sur le bateau qui l’éloigne des côtes françaises, une Marie Stuart altière dit son amertume de quitter le pays – manière pour un Wagner fraîchement débarqué à Paris de jouer sur la francophilie. L’introduction au piano est déjà clairement wagnérienne, cependant l’écriture vocale évoque l’ample mezzo de Rosine Stolz (moyennant transposition) et le répertoire de la grande boutique dans ce qu’il a de plus italianisant, le compositeur étant à cette époque occupé à adapter La Favorite. La mélodie séduisante et ornée trahit l’attachement de Wagner pour Auber, tandis que les transitions et modulations laissent entrevoir une imagination dont on connaît les développements ultérieurs. Belle découverte !
Bonitatibus s’y montre suffisamment intelligible pour qu’on se dispense de lire le texte. L’Hermione de Pauline Viardot lui donne de meilleures occasions encore de faire valoir son éloquence en français. Nous voici arrivés en 1887 : Gounod et Bizet sont passés par là, et la France finit de solder l’héritage du grand opéra. Massenet règne, et épouse avec d’autres les thèmes néoclassiques. Or quoi de plus classique que Racine ? C’est un extrait fidèle d’Andromaque que Viardot met en musique. La compositrice trouve évidemment là un texte magnifique, qu’elle divise adroitement en sections très opératiques. Elle n’oublie pas, chanteuse elle-même, de réserver à l’interprète des moyens de se faire valoir, dans une manière qui rappelle le répertoire d’une Deschamps-Jehin (Hérodiade, Margared…).
Mel Bonis jouit d’un certain retour en grâce, après un parcours artistique entravé et une postérité oublieuse, sort commun à tant d’autres compositrices. Thème on ne peut plus 1900, elle a consacré des pièces pour piano à Salomé, dont nous entendons ici une danse tout à fait dans le style français de l’époque, Ravel et Debussy en tête. L’occasion pour Adele D’Aronzo de briller seule, elle qui seconde parfaitement Bonitatibus dans les différents styles du programme. Les textures virtuoses du début XXe soulignent particulièrement sa maîtrise, et l’on passe avec fluidité de Bonis à Respighi. Aretusa (1911) consacre encore le retour à l’antique, dans un langage qui acclimate le wagnérisme du temps à la peinture d’une antiquité maniérée. Wagnérisme bien entendu métabolisé par les écoles italiennes, françaises, avec une touche de Rimski-Korsakov : là encore, c’est le parfum de toute une époque qui nous parvient dans cette cantate pour mezzo aigu, dont il existe une version orchestrale (Janet Baker l’enregistra). Contrairement aux autres pages, ce n’est pas la protagoniste qui s’exprime dans l’essentiel du poème. Cette distance poétique permet de prendre congé en douceur des héroïnes de ce très beau disque.