Nous savons depuis Caen et Paris, où Bernard Schreuders assistait à l’Orfeo comment l’aborde Paul Agnew, seul maître à bord, à la fois, chef, organisateur, metteur en scène, chanteur : le présent DVD – Blu-Ray en est le témoignage abouti. La Thrace n’est pas l’Arcadie, Poussin et Monteverdi ne se sont jamais rencontrés, mais comment ne pas établir la correspondance au spectacle qui nous est offert ? L’inspiration est bien la même, « vision fantasmée de l’Antiquité au XVIIe siècle », réflexion sur le thème de la mort (« et in arcadia ego »), enfin, la clarté du message, la maîtrise de la ligne et des couleurs sont partagées par les deux créateurs. Paul Agnew y fait explicitement référence et son interprétation, la mise en scène, les décors, les costumes, les éclairages en portent la marque.
Fort de l’intimité des Arts Florissants aux madrigaux, dont ils ont donné les huit livres entre 2012 et 2017, son nouveau chef nous redit sa conviction : « L’Orfeo [y] trouve bien sa source », passant sous silence la formidable progression qui conduit du premier livre à l’ultime dont les « madrigaux » n’ont plus que le nom, authentiques œuvres dramatiques, à la dimension instrumentale essentielle. Loin de l’apparat et des luxuriances de Jacobs, l’approche, dans le même esprit que celle d’Alessandrini, est cohérente et pleinement assumée. Mais ici, toute violence semble estompée, voire bannie. Clarté, équilibre, modération, pureté de la ligne, élégance, distinction. Ne sont-ce pas là les attributs de l’art français plus que ceux de l’italien ? Là résident donc les limites de cette lecture.
Quelles que soient les réussites, voire les références, des réalisations scéniques disponibles en DVD (Ponnelle, Pizzi, Audi, Wilson, Brown…), Paul Agnew s’en démarque de façon originale et inattendue. Modeste, sa mise en scène dans un décor unique, s’apparente davantage à une mise en espace. Elle séduit et nous offre de belles images, aux éclairages subtils et chaleureux, cultivant le clair-obscur. Elle se fonde sur le texte de Striggio et ses sources mythologiques : L’opposition Apollon-lumière à Pluton-obscurité, la nature magnifiée par Ovide, bien sûr. Si l’idée paraît bienvenue de traduire son rythme par un cercle de pierres, sa réalisation fait malheureusement très carton-pâte. Oublions ce détail. Les costumes de toile, simples, rustiques, participent à la fraîcheur de la production, et leurs drapés sont valorisés par les lumières. L’image traduit bien la conception qui préside à l’entreprise : aventure collective d’une équipe jeune, familière – dont aucun des membres ne déçoit – toute entière dévouée à l’œuvre.
Orfeo, c’est d’abord le rôle-titre, écrasant, auquel Cyril Auvity s’identifie pleinement. Sa vérité dramatique relève de l’évidence, au chant idéal : voix riche et pleine, colorée, dont la maîtrise de la ligne et de l’ornementation sont manifestes. Dès le « Rosa del ciel » du premier acte, nous avons la promesse d’un grand Orphée. Son « Tu sei morta », est particulièrement poignant. Messagère comme l’Espérance, Lea Desandre nous émeut, voix idéalement fraîche, pure, d’un soutien et d’une expression admirables. Que penser de l’Eurydice de Hannah Morrison ? Voix céleste, juvénile, qui s’intègre parfaitement au projet. Le Caron de Cyril Costanzo ne serait-il qu’un fonctionnaire médiocre de l’administration des enfers ? Antonio Abete campe avec autorité un Platon à voix bien timbrée. Comment ne pas satisfaire la requête de la Proserpine de Miriam Allan, dont la conduite est remarquable ? Paul Agnew s’est réservé le petit rôle d’Apollon, où il est pleinement convaincant : nulle ambiguïté sur les liens filiaux qui l’unissent à Orphée, mais aussi à cet ouvrage qu’il porte avec amour. Les chœurs, de solistes, comme dans la pratique ancienne – bergers, esprits infernaux – sont d’égales réussites. L’admirable continuo, animé principalement par Thomas Dunford, est un modèle de vie. Le bonheur des instrumentistes, totalement immergés dans l’action, est communicatif. Leur retrait aux deux côtés de la scène au dernier acte focalise l’attention et la force dramatique sur le dialogue douloureux et grave entre Orphée et Apollon, et leur permet un retour festif pour conclure dans la joie. Il faut souligner l’excellence du jeu de chacun, des vents aux cordes tant l’oreille y trouve de plaisir. Les choix assumés par Paul Agnew sont légitimes et défendus efficacement, avec conviction. Si certains préféreront une vision plus expressionniste, plus « moderne », l’interprétation, de qualité indiscutable, séduit par sincérité et sa cohérence, par sa fraîcheur et sa juvénilité.