Ce sont en somme des Vêpres à la Vierge imaginaires, que proposent ici Vincent Dumestre et Le Poème Harmonique, celles que Monteverdi aurait (peut-être) conçues en 1643, à titre de testamento, juste avant d’aller reposer sous la dalle de marbre des Frari.
Soucieux de faire quelque chose de différent de son Vespro a la Beata Vergine de 1610, il aurait feuilleté sa Selva Morale e Spirituale (conçue comme une inépuisable réserve de musique et parue à Venise en 1641) et aurait repris des partitions qu’il conservait encore manuscrites (et qui ne seraient publiées qu’après sa mort en 1650 sous le titre Missa a quattro voci e Salmi).
Le vieux maître était loin d’avoir gardé tout ce qu’il avait composé. Mais du moins il y avait là tout le nécessaire : les cinq psaumes obligatoires, les motets pour les encadrer, et un Magnificat. Ne manquait en somme qu’une hymne, mais Vincent Dumestre y pourvoirait…
C’est que Monteverdi avait dirigé tant et tant de Vêpres mariales, d’abord à Mantoue comme maître de chapelle des Gonzague (de 1601 à 1613), puis tout au long des quelque trente années qu’il avait passées à Venise… Peut-être trois cents ou quatre cents fois (suppose Vincent Dumestre). Et chacune avait été un évènement musical. Il y avait dans l’année huit fêtes dédiées à la mère du Christ, la Conception, la Purification, l’Annonciation, la Visitation, la fête de Notre-Dame des Neiges, l’Assomption, la Nativité et la Présentation. Autant d’occasions de célébrer un culte très populaire à Venise.
L’album élaboré par Vincent Dumestre est splendide d’un bout à l’autre. Les six solistes, le chœur et l’orchestre y servent un projet passionnant, un programme constamment varié, en quoi il est à l’unisson de l’esprit d’invention monteverdien.
Tout commence par le déploiement éclatant d’un Deus in adjutorium (lui aussi absent en 1643 et donc confectionné tel un pasticcio en posant le texte du répons sur un passage en stile concitato (agité) venu des Altri canti d’amor). Dans une brillance spectaculaire qui rappelle les fanfares d’Orfeo.
La rutilance et la prière
Mais c’est surtout le Dixit Dominus secondo qui annonce la couleur : un foisonnement, une vigueur qui n’empêchent pas la ferveur. Netteté des plans sonores, précision très articulée des solistes puis subtilité de leurs entrelacs vocaux, presque madrigalesques, faste des cuivres, assises solides des basses, opulence du double chœur en arrière plan, il y a là à la fois la somptuosité et la jubilation. L’ampleur du Te cum principio, la netteté de ses accents, sa verve rayonnante, amènent au virtuose De torrente, tout en vocalises et coquetteries vocales. Grand théâtre musico-religieux, à la fois luxueux et exaltant, conçu sans doute, pour l’acoustique de San Marco. Interprétation toute de nerfs et de sève.
Laudate pueri primo, le deuxième psaume, essaie d’autres formules : d’abord un duo des deux ténors (Paco Garcia et Cyril Auvity) sur un tapis de théorbes, puis celui des deux sopranos (Perrine Devillers et Éva Zaïcik) sur fond de cornets, enfin un long solo de la basse (Romain Bockler ou Viktor Shapovalov) avec arrière-plan de trombones. Comme pour rivaliser avec les mosaïques de la basilique, Monteverdi continue à jouer des couleurs dans le Suscitans et fait vocaliser les deux ténors comme à l’opéra dans le Gloria.
D’autant plus saisissant, le contraste avec le magnifique Stabat virgo Maria aux accents de prière qui suivra : après un appel de cornet introductif et un consort de vents, c’est d’abord un chœur a cappella à cinq voix qui monte dans un dénuement désolé, de plus en plus pathétique à mesure que les cuivres se joignent à lui. Les frottements harmoniques expriment la douleur de la Vierge et la matière sonore se dénude dans une ascension sublime des voix féminines. Comme dans les pièces précédentes, on admire la perfection de la réalisation par le Poème Harmonique, tous se mettant au service de l’émotion.
Extraversion et baroquisme
Virevoltante, la passacaille du Laetatus sum primo, sur une basse immuable, laissera les solistes rivaliser de vocalises sensuelles, jusqu’à un Gloria triomphal en la majeur et un Amen pétillant !
Le Salve Regina secondo qui suivra semblera poursuivre dans la même veine extravertie, mais bifurquera très vite vers une prière poignante. Les deux voix de soprano (Perrine Devillers et Éva Zaïcik, merveilleuses de limpidité) y entrelaçant leurs arabesques suppliantes jusqu’à une étonnante gamme ascendante sur « ostende ». Non moins déchirante, la pyramide de vocalises de l’imploration finale sur « o dulcis Virgo Maria ». Les inventions intrépides de Monteverdi laissent une fois de plus stupéfait…
Autres exemples de ces trouvailles, la manière dont dans le Nisi Dominus secondo, il interrompt les notes répétées (croches ou doubles croches) des « surgite » d’une partie du chœur par les glaçants et statiques « doloris » des autres voix. Ou encore les « Sicut sagittae » qui s’élèvent comme des flammèches, avant le recueillement soudain du Beatus vir, suivi d’un dernier Gloria et d’un Sicut erat jubilant. L’impression d’un maximum d’idées dans un minimum de temps et d’effets de surprise à foison, jusqu’à un final triomphant.
On se prend à chercher dans la peinture un équivalent à cette effervescence et à cette palette de couleurs… Si l’on pense à Venise, Tintoret ou Véronèse viennent sans doute à l’esprit, mais peut-être surtout Rubens (1577-1640) qui y passa bien sûr et qui se trouve être l’exact contemporain de Monteverdi (1567-1643)…
A voce sola
Perrine Devillers fait des merveilles dans le motet Ego flos campi, en réalité une mélodie pour voix seule et basse continue dont le texte extrait du Cantique des cantiques multiple les images érotiques. Elle ajoute de brillants ornements de son cru aux vocalises notées par Monteverdi, notamment sur le suggestif dernier vers : « Et fructus ejus dulcis gutturi meo – et son fruit est doux à mon palais… ».
L’autre air a voce sola, le célèbre Pianto della Madonna est on le sait symptomatique des liens étroits pour le compositeur crémonais entre musique sacrée et musique profane. Il avait fait de cette mélodie le Lamento d’Arianna en 1608, il la reprend en 1640 pour exprimer la plainte de la Vierge au pied de la croix.
C’est l’autre voix féminine, le mezzo Éva Zaïcik, qui en déroule les longues phrases sinueuses, douloureuses ou révoltées, sur le seul continuo. Éva Zaïcik y est la fois très pure vocalement et expressive avec beaucoup de justesse et de retenue. Le stile concitato des derniers vers souligne encore la théâtralité de ce monologue.
Une beauté sonore grisante
Après toutes ces expérimentations dans le stile moderno et ces deux mélodies a voce sola très opératiques, le psaume Lauda Jerusalem semblera revenir aux polyphonistes franco-flamands qui avaient régné naguère sur San Marco. Monteverdi (et Dumestre avec lui) semble vouloir montrer dans cette pièce qui fait partie du recueil posthume de 1650 qu’il n’a pas oublié le stile osservato. Mais là encore il prouve que, quel que soit le style d’écriture, ce qui l’intéresse avant tout c’est le mouvement, l’expression, la dramaturgie, ou pour le dire d’un mot : la vie. Et Dumestre avec lui… qui donne à cette pièce savante une impulsion joyeuse. Cela avance, accélère, monte en intensité et reste toujours très lisible. On suit toutes les lignes, l’étagement des plans sonores, le contrepoint savant mais jamais sec. Et c’est d’une beauté sonore grisante (notamment le Gloria final).
Une création collective
Autre moment très beau : l’hymne Ave Maris Stella, qui en l’occurrence n’est pas de Monteverdi… La seule hymne à la Vierge qu’il a composée étant celle à huit voix du Vespro de 1610.
Vincent Dumestre explique ainsi sa démarche d’y suppléer par une création collective : « Nous avons choisi de faire entendre [cette hymne] dans une simple alternance des versets, le plain chant succédant à un contrepoint improvisé aux voix solistes ou aux instruments sur le cantus firmus chanté aux voix d’alto du chœur »
D’où une pièce nouvelle qui elle aussi semble regarder en arrière, mais regarde surtout vers le haut… Dans une lente progression, on entend d’abord l’émouvante voix à découvert de Charlotte La Thorpe, puis celles du chœur a cappella, au dessus duquel viennent planer une ritournelle de violon, puis un cornet rêveur, jusqu’à un Amen final éthéré où toutes les voix entretissent leurs lignes…
Le Poème Harmonique installe là avec ferveur un paysage mystique, immatériel, paisible comme un jardin de couvent médiéval, où le temps serait suspendu…
… Qui appelle une rupture. Ce sera l’éclatant Magnificat primo. Dans le plus somptueux style vénitien avec ses deux chœurs, ses trombones et ses solistes en fusion.
Quatorze minutes en fusion
Tout s’enchaîne dans la verve et l’énergie, et fugitivement le recueillement, comme si Monteverdi voulait récapituler toutes ses manières, dans ces quelque quatorze minutes sidérantes.
Après les premières vocalises du ténor (on pense au Possente spirto d’Orfeo), solaire dans le Et exultavit, ce seront les sopranos dialoguant dans le Quia respexit (intervention astringente des cuivres contrastant avec le velours des chœurs), puis l’ascension irrésistible des polyphonies à l’ancienne du Et Misericordia, le tumulte martial puis les dentelles des sopranos du Fecit potentiam, avant les viriles surenchères des barytons dans le Deposuit, et celles des deux ténors dans le Esurientes.
Saisissant aussi, le Recordatus (tissage des frottements harmoniques acidulés des voix solistes et de cuivres rutilants), menant à un Gloria flamboyant, en guise d’apothéose souveraine en technicolor.
Le chatoiement du Poème Harmonique dans ces dernières mesures parachève un album à notre sens magnifique d’un bout à l’autre.