Les lignes que nous avons écrites précédemment sur Morton Feldman ne faisaient part que d’un enthousiasme tiède quant à la musique du plus énigmatique des compositeurs américains. C’est donc avec une certaine appréhension que nous abordons l’écoute de cet album paru chez HatHut Records.
Une seule pièce, caractéristique par sa durée des œuvres de la période finale du compositeur suffit à couvrir la plage du disque. En effet, la version de Three Voices s’étire sur une cinquantaine de minutes sans interruption ni changement dans l’instrumentation et certaines représentations peuvent durer presque le double. Cette durée plus ou moins indéterminée est due à une absence volontaire d’indication métronomique, ainsi qu’à des cellules dont le nombre de répétitions peut être fixé par l’interprète.
Continuons à casser les codes : contrairement à ce que le titre pourrait laisser entendre, Three Voices n’a pas été pensé pour trois voix. Dédiée à la chanteuse Joan La Barbara, la pièce requiert une telle proximité de timbres qu’elle ne peut réellement être interprétée que par une seule chanteuse. La solution à cette quadrature du cercle se trouve dans un emploi de l’électronique: en enregistrant au préalable les deux premières voix, l’interprète chante donc en trio avec elle-même. Si l’on imagine volontiers la difficulté de l’exercice sur une pièce de quelques minutes, on n’ose à peine envisager ce tour de force étiré sur presque une heure.
Construite sur une seule phrase d’un poème de Frank O’Hara (« Who’d have thought that snow falls » que nous traduisons dans la hâte par « Qui aurait pensé que la neige tombe »), la pièce déroule une poignée de cellules très brèves se répétant ad libitum, où chaque variation fait figure d’évènement. Avec une écriture vocale mélismatique, où les trois voix évoluent en se frottant les unes aux autres, le compositeur crée ainsi souvent l’illusion d’une quatrième voire d’une cinquième ligne. Dans une œuvre à l’esthétique aussi épurée, l’intérêt de l’auditeur se déplace de la seule phrase musicale vers l’évolution au ralenti de la pièce. On se perd ainsi volontiers dans une toile vocale dont on ne sait rapidement plus discerner l’origine ni la raison d’être, profitant de sa seule beauté sonore.
Pour servir cette prouesse technique, le travail de Juliet Fraser mérite tous les éloges. Au delà du fait que chanter pendant cinquante minutes sans interruption demeure aujourd’hui toujours un exploit, c’est une émission pure, élaguée de tout maquillage venant servir la savante polyphonie qui nous a surtout séduite durant l’écoute. Evoquée dans un court texte intégré à la jaquette du CD, la démarche choisie pour la prise de son n’y est sans doute pas pour rien. Contrairement aux attentes, les micros furent intentionnellement placés dans « un espace sec et mort » (selon les mots de la chanteuse). Au lieu de baver devant une tapisserie noyée de résonance, notre oreille est amenée à se concentrer sur la fragilité et l’imperfection de la voix, instaurant une distance saine et poétique entre l’auditeur et l’œuvre.
Détail probablement plus anecdotique mais toujours bienvenu, l’esthétique adoptée par la maison de disques pour sa collection correspond étrangement bien à ce que nous venons de décrire. Dans un design qui rappelle la collection « Musique d’abord » de harmonia mundi, les enjeux de l’œuvre sont expliqués dans des brèves prises de paroles claires et concises, complétées par une jaquette qui se veut un modèle d’épure : un écrin de sobriété pour un éloge de fragilité.