De manière presque paradoxale pour une œuvre qui, bien que sans doute essentielle dans la production lyrique du XXe siècle, est loin de déplacer les foules, Moïse et Aaron était déjà présent en DVD à travers plusieurs versions : un spectacle capté en 2006 à l’Opéra de Vienne dirigé par Daniele Gatti (Arthaus) et la production montée par Willy Decker en 2009 dans le cadre de la Triennale de la Ruhr (Euroarts). Si l’on prend pour point de départ le fameux film réalisé en 1973 par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, on comprend immédiatement que l’on part d’une reconstitution historique avec peaux de bête obligées pour évoluer peu à peu vers plus de distance dans l’évocation, en passant par l’image d’une judaïté plus proche de nous. Avec la mise en scène de Romeo Castellucci qui ouvrit l’ère Lissner à l’Opéra de Paris, dont Bel Air Classiques publie aujourd’hui la captation en DVD, l’œuvre de Schönberg est résolument arrachée à toute référence visuelle explicitement biblique.
Pour donner à voir le livret écrit par le compositeur, où il est avant tout question de la lutte de l’image contre le verbe, et du triomphe de l’idée sur les mots et les images, Romeo Castellucci a choisi de recourir à toute une série de symboles. Avant tout, l’opposition du noir et du blanc, sur laquelle repose la totalité du spectacle : blancheur de l’idée pure, noir de la compromission, de la matérialité, de la souillure. De fait, à notre époque où plus rien ne choque, rarement la scène de l’orgie autour du Veau d’or aura-t-elle été aussi dégueulasse : ces messieurs-dames, jusque-là vêtus de probité candide et de lin blanc, se font arroser d’un épais liquide noir, ils se roulent dedans jusqu’à se noircir de la tête aux pieds. Le verbe est associé à la prolifération des bandes magnétiques (on en fabrique même un manteau de sorcier africain pour Aaron à la fin du deuxième acte) et par l’apparition, à intervalles réguliers, de mots en lettres lumineuses sur le fond du décor, mots choisis tantôt complètement au hasard, tantôt en relation avec ce dont on parle alors (noms de maladies, noms de fleuves…). Pas plus que Dieu, Schönberg ne risque de répondre si, comme Moïse, on lui demande : « Autorises-tu cette interprétation ? Ma bouche peut-elle créer cette image ? ». En tout cas, cette visualisation frappe l’œil, assurément, mais il n’est pas sûr qu’on voudra la regarder à plusieurs reprises, avec les gros plans qu’autorise la captation vidéo.
Musicalement, les efforts consentis pendant un an par le Chœur de l’Opéra de Paris portent leurs fruits, et l’auditeur est impressionné par la maestria avec laquelle est interprétée une des partitions les plus complexes qui aient été écrites pour de tels effectifs (surtout lorsqu’on connaît le climat de tension dans lequel se déroulèrent les répétitions, comme le dévoile le film L’Opéra). Revu récemment à Bastille dans La Fille de neige, Thomas Johannes Mayer et un Moïse convaincu et convaincant, alors même que le Sprechgesang l’empêche de déployer toutes les ressources de sa voix. Face à lui, le jeu de John Graham-Hall arrache le spectacle à la froideur du symbole mais s’impose avant tout par sa composition d’acteur, car il faut bien reconnaître que sur le plan strictement vocal, le compte n’y est plus tout à fait : les premières scènes sont entachées par un très fort vibrato, qui devient par la suite moins sensible, mais l’extrême aigu reste très aminci, à peine audible. Dommage que son compatriote Nicky Spence n’ait que quelques minutes à chanter, car ce jeune ténor britannique a la vaillance et l’autorité qu’on aurait pu attendre d’Aaron. Philippe Jordan dirige avec toute la rigueur nécessaire cette musique exigeante, et l’orchestre de l’Opéra de Paris se montre à la hauteur du défi.
Finalement, le seul à décevoir est peut-être Easy Rider, dont le temps de présence à l’écran semble inversement proportionnel au scandale suscité par sa participation au spectacle. D’ailleurs, le nom du taureau devenu star ne figure même pas dans le livret d’accompagnement.