Il y a des disques qui emportent l’adhésion dès les premières mesures. Et d’autres qui réclament une approche plus lente. Tel celui-ci, que Konstantin Krimmel consacre à Schubert et Loewe. « Ce garçon a décidément le romantisme austère », c’est ce que nous avions écrit à propos de son album Saga. On aurait plutôt pu dire discret ou secret et cela conviendrait assez bien à Mythos, qui ne se livre pas d’emblée et semble préférer une écoute au long cours. Et révéler lentement toutes ses subtilités. Mais, une fois conquis, on ne le lâchera plus.
C’est affaire de tempérament sans doute. Car pour ce qui est des moyens vocaux, ils apparaissent sans limites. Konstantin Krimmel, c’est d’abord une voix, et quelle ! La plénitude du timbre, l’homogénéité sur toute la tessiture, d’amples graves, des aigus aisés et brillants, une puissance considérable, une diction allemande mordante, de l’éclat, de la vivacité s’il le faut. Mais aussi des douceurs, des délicatesses, des pudeurs, des confidences, d’autant plus touchantes.
Raconter
Tout ce qu’on entend dans la longue ballade de Loewe, Archibald Douglas, archétype du genre, opéra-miniature où il montre toute sa palette et qu’il sait animer en grand raconteur d’histoires qu’il est. « J’aime tout simplement raconter des histoires […] Au plus profond de nous, nous avons besoin d’histoires. Toujours les mêmes : celles qui parlent d’amour et de douleur, de bonheur et de mort. Ce sont bien souvent les lieder ‘graves’ qui me sont le plus proches : davantage de conflits, davantage de drame… L’essence du romantisme, en somme », dit-il.
C’est donc un choix de ballades qui nous est proposé ici, alternant Loewe, dont c’est le domaine d’élection, et un Schubert bien particulier, qui n’est pas celui du lied. Un lied, c’est un état d’âme, un paysage, un sentiment, une méditation, une rêverie, l’insaisissable fait poème et mélodie (et on se souvient de la très belle Schöne Müllerin que Krimmel nous avait donnée en 2023). Une ballade, c’est un récit, une vignette, une légende, un mythe, un imaginaire. Un monde qui est celui de Weber, d’Armin et Chamisso, de Caspar David Friedrich, de Cornelius, de Moritz von Schwind, ami si proche de Schubert, le monde du Märchen, du conte allemand.
Au-delà de la virtuosité
Krimmel se garde bien de cultiver l’effet, ou le pittoresque, dans ce répertoire qui pourrait y incliner. Témoin, son Erlkönig (celui de Schubert – il avait enregistré celui de Loewe dans Saga) : certes la voix se fait un peu plus insinuante quand c’est le Roi des Aulnes qui chante, mais le plus souvent elle file tout droit, avant de monter jusqu’au tragique sur la cavalcade infernale du piano d’Ammiel Bushakevitz.
De la même façon, l’implacable galopade de An Schwager Kronos de Schubert/Goethe file d’un seul élan, faisant fi du « nicht zu schnell » de la partition, ne s’alentissant que pour saluer une Mädchen sur le pas de sa porte avant de repartir, voix au clair et flamberge au vent, sur les octaves impatientes du pianiste.
Contre-exemples !
Non moins épatante, la virtuosité de Bushakevitz dans Der Totentanz (la danse des morts) de Loewe/Goethe, qui d’ailleurs est le contre-exemple parfait de tout ce qu’on a dit jusqu’ici… : brio, prestesse, humour, course échevelée, Krimmel y éclate de verve, sur un tempo allegro vivace exubérant, révélant pour nous faire mentir une autre facette de son talent, une pétulance sarcastique inattendue. Et une technique éblouissante.
Mais si, pour l’essentiel, l’attitude est grave, et l’humeur sombre, l’art de Krimmel n’a jamais rien de monolithique.
Qu’on écoute le sublime Des Totengräbers Heimwehe (nostalgie du fossoyeur) de Schubert : après un portique grandiose (« O Menschheit ! O Leben ! Was soll’s ? – ô humanité, ô vie, à quoi bon ?), la voix se fait de plus en plus intime, éperdue, fragile, la mélodie s’interrompt de longs silences indécis, au bord de la tombe, avant une dernière strophe (la voix s’illumine magiquement) qu’argente une lueur d’espoir, quand meurt le fossoyeur. Le « Ich komme ! – J’arrive » final n’est que dénuement et espérance. C’est très beau.
Pure poésie
Cette délicatesse de touche éclaire l’impalpable Am Bach im Frühling (lied davantage que ballade, pour le coup) et le suave Süsses Begräbnis (Douces funérailles) de Loewe : cette voix majestueuse sait se faire ténue, confidentielle, songeuse.
À l’instar du piano d’Ammiel Bushakevitz dans le diaphane Geisterleben de Loewe/Uhland : évocation à la Füssli d’un spectre sortant de sa tombe, d’une âme survolant en rêve le monde la nuit. Comme la musique de Loewe, la voix de Krimmel se libère de tout poids, n’est plus ici que pure poésie : ballade ou lied, peu importe, Loewe s’y montre égal de Schubert, d’une mélancolie insaisissable, dans ces phrases imprévisibles, trouées de silence, où Krimmel semble en lévitation.
Rien qui pèse
Le célèbre Wanderer de Schubert, d’une totale maîtrise, met au service de la seule expression toute la palette du liedersänger : aux grandes orgues du frontispice répondent des allègements aériens, des passages en voix mixte, une introversion jamais pesante. À quoi fera écho l’humble et tendre « Chant du voyageur la nuit », Wanderers Nachtlied, de Loewe.
Tout juste trentenaire, Krimmel semble avoir déjà la maturité d’un vieux sage. D’où la simplicité, la tranquille évidence, l’absence de pose de Der König in Thulé, première plage de l’album (clarté des notes hautes, si belles, assurance du crescendo) et l’abandon des deux escapades sur les eaux : le Fahrt zum Hadès (voyage vers l’Hadès) de Schubert, méditation apaisée sur le fleuve noir des enfers, aspiration presque sereine à mourir (qu’interrompt soudain l’insurrection violente de « Vergiessen nenn’ ich zwiefach sterben – Oublier, c’est mourir deux fois ») et celle de Loewe (Meerfahrt), puissante « gothic fantasy » où la voix peut y aller de son plein-jeu le plus sonore.
Pour finir, Die Uhr (la montre), plus charmeuse, essayera de dissiper toutes les mélancolies et de poser un sourire sur le point final. À un récital au choix minutieux où les pièces se répondent souvent l’une à l’autre, et où toutes les couleurs de la palette du chanteur se révèlent peu à peu (comme celles du pianiste).
Belle réussite et balise marquante sur un parcours qui commence à peine.